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Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 46.djvu/603

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Entre temps, Talleyrand songeait toujours aux moyens de s’enrichir. « Je me mets en mesure de faire des commissions d’Europe, écrivait-il le 4 août à Mme de Staël, et toutes celles que l’on me donnera me seront utiles. Si quelques-uns des amis de M. votre père envoyaient des bâtimens en Amérique, si quelques Suédois font ici des envois, soit à New-York, soit à Philadelphie, je suis en position de faire bien les affaires des personnes qui s’adresseront à moi directement. Je vous prie de mettre, à me procurer des commissions, un peu de votre activité. Il serait trop bête d’être ici pour n’y pas refaire de quoi exister d’une manière bien à l’abri des événemens. »

Dans son ardeur commerçante, Talleyrand, faute de mieux, se serait-il installé brocanteur ? On l’a prétendu[1], sans le prouver. Ce qui est plus sérieux, c’est qu’au cours de l’été de 1794, il commença à réaliser son projet de spéculation agraire. Il acheta, de compte à demi avec Beaumetz, un établissement que possédait dans le Maine le général Knox, secrétaire de la Guerre ; il le partagea en lots représentés par des actions et, à l’exemple de Noailles et de Talon, crut qu’il en trouverait parmi les émigrés le placement facile. Au début de novembre, l’affaire était sur pied, et Fauchet, toujours soupçonneux, mettait son gouvernement en garde contre les noirs desseins de Talleyrand et de ses associés : « La spéculation de ces agioteurs et leur espoir de réussite sont fondés uniquement sur les malheurs de leur ancienne patrie. Ils espèrent que le défaut de bonnes lois et l’impossibilité d’établir jamais la tranquillité au sein de la République feront déserter à la paix une partie considérable de la population de la France et ils se préparent à la recueillir. Ces conjectures désastreuses sont exprimées presque mot pour mot dans une lettre adressée dernièrement à l’évêque Talleyrand…[2]. »

Avec les premiers froids, Talleyrand regagna Philadelphie. Il avait loué, dans le quartier alors élégant de Third-Street-North, mais « au fond d’un méchant cul-de-sac, » une « chétive maison » que M. de Bacourt devait trouver, quarante ans plus tard, habitée par un boulanger allemand[3]. Là venait le voir son vieil ami de la Constituante, le duc de Liancourt, tout frais

  1. Voyez l’Intermédiaire des chercheurs et des curieux (1896), p. 163.
  2. 9 novembre 1794 (Correspondence of French Ministers, p. 466).
  3. Bacourt, Souvenirs d’un diplomate, p. 176 et 334.