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A son retour d’Amérique, l’auteur de ces lignes sera l’un des négociateurs du Concordat, et, sous une forme nouvelle, il restera fidèle à la pensée de pacification sociale, par la liberté et l’égalité des cultes, qui avait irrévocablement saisi son esprit.

Talleyrand, qui n’avait pas abordé les Etats-Unis en émigré, les avait abordés, il faut lui rendre cette justice, en patriote. Il essaya d’y servir encore son pays. Tout de suite il avait reconnu que, malgré Rochambeau, La Fayette, les Broglie, les Noailles et autres paladins de la liberté américaine, la terre, nouvellement affranchie de l’Angleterre par le concours de nos armes, était demeurée au fond anglaise d’habitudes et d’intérêts. Pour la France seraient peut-être ses sympathies, pour elle ne seraient pas ses alliances. Le traité Jay[1], qui réconciliait commercialement la Grande-Bretagne avec sa colonie émancipée et que, en dépit d’une agitation de surface, la grande masse des Américains accepta, lui était la preuve qu’il voyait juste. « L’Amérique est tout anglaise, écrivait-il à lord Lansdowne ; c’est-à-dire que l’Angleterre a encore tout avantage sur la France pour tirer des États-Unis tout le bénéfice qu’une nation peut tirer de l’existence d’une autre nation[2]. » Revenu en France, dans son Mémoire pour l’Institut, il dira de nouveau : « Quiconque a bien vu l’Amérique ne peut plus douter maintenant que, dans la plupart de ses habitudes, elle ne soit restée anglaise ; que son ancien commerce avec l’Angleterre n’ait même pas gagné de l’activité, au lieu d’en perdre, depuis l’époque de l’indépendance des Etats-Unis, et que, par conséquent, l’indépendance, loin d’être funeste à l’Angleterre, ne lui ait été à plusieurs égards avantageuse. » A cela, quelles raisons ? Talleyrand les recherchait en appliquant une méthode d’analyse que ne désavoueraient pas nos modernes sociologues. « Ce qui détermine la volonté, posait-il d’abord en principe, c’est l’inclination, c’est l’intérêt. » Or les Américains ont avec les Anglais identité de langage, analogie de constitution et de lois, similitude d’éducation et de mœurs. Ces choses font que, « dans toutes les parties de l’Amérique que j’ai parcourues, je n’ai pas trouvé un seul Anglais qui ne se trouvât

  1. Ce traité fut conclu le 19 novembre 1794.
  2. 1er février 1793. (Pallain, La Mission de Talleyrand à Londres en 1792, p. 424.)