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pour laisser passer le bœuf du sacrifice. Une demi-douzaine de personnes, tout au plus, y compris les victimaires, accompagnaient probablement l’animal jusqu’au pied de l’autel… C’est ainsi que, perpétuellement, les mots nous abusent : ils n’ont plus pour nous le même sens que pour les anciens, et notre imagination égarée par eux nous entraîne sur de fausses pistes. En dépit de toutes les découvertes de l’archéologie, de tout l’effort historique du siècle dernier, l’idée que nous avons de la Grèce antique est peut-être plus conventionnelle que celle de nos classiques du XVIIe siècle.


Avouons-le : notre Grèce à nous, c’est celle du Louvre ou du British Museum. Une vingtaine de statues ou de bas-reliefs, quelques vases peints, les inévitables figurines de Tanagra, et, dominant le tout, l’éternelle frise des Panathénées. C’est une Grèce de théâtre, une Grèce de tragédie ou d’opéra. Quand nous voulons nous figurer les hommes de ces temps héroïques, ce que nous voyons, c’est M. Mounet-Sully en Œdipe-roi, brûlant les planches du feu de sa fureur, ou Mme Bartet gémissante et enveloppée de voiles. Il est certain pourtant que les attitudes de ces acteurs, leurs costumes, les figurations qui les encadrent, composent un spectacle très réussi, et souvent fort beau. On soupçonne seulement que cette beauté tout extérieure n’est qu’un plaisir pour les yeux, qu’elle est extrêmement factice et à peu près vide de réalité. Sans doute, le théâtre tragique est le lieu de l’idéal ! Mais je me plains d’un trop grand écart entre cet idéal et la vérité historique, ou simplement humaine.

Pour ce qui est de la couleur locale, toujours si difficile à reproduire exactement, j’en ferais assez volontiers bon marché et je n’en parlerais même pas, si les prétentions de nos costumiers, de nos décorateurs et de nos auteurs ne m’y obligeaient. On affiche hautement la volonté de serrer la vérité locale et historique d’aussi près que possible, et, dans la pratique, on traite cette vérité avec une déconcertante fantaisie. On joue Œdipe et Phèdre, sujets qui se réfèrent à l’antiquité la plus lointaine et la plus légendaire, dans des décors et avec des costumes du Ve siècle, quelquefois légèrement archaïsés. Ou bien, on s’enhardit jusqu’à copier les frisures et les tresses, les himations à plis tuyautés ou ondulés des Korès du musée d’Athènes. Nous voilà rejetés d’au moins cent ans en arrière ?