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Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 46.djvu/770

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sur des cœurs vides d’amour. Mais il se rendit compte bientôt que l’intérêt que lui témoignaient ces peu folles maîtresses n’était qu’un abominable calcul, et qu’elles recherchaient auprès de lui une satisfaction d’amour-propre. De ce jour, il les abhorra et résolut de se venger. L’on a vu comment il se tint parole. De ce jour aussi, amer et tyrannique, et cependant très doux, le souvenir de Sybille le ressaisit. Il se revit, gamin pensif, timide et vibrant, foulant nerveusement le sable des grèves, ou couché, blotti auprès d’Elle, qui l’effleurait presque de ses yeux songeurs. Qu’elle ne fût plus là, l’étrange sylphide épiant ses gestes, aspirant son âme de ses yeux avides, qu’elle eût peut-être, depuis leur séparation, aliéné sa personne ou porté son trésor d’amour à un autre, ah ! comme ces pensées l’obsédaient parfois, et le désolaient ! A d’autres momens, il se félicitait presque de n’avoir emporté d’elle qu’un souvenir, une image exquise, qui elle du moins ne le pourrait tromper et devait enchanter sa mémoire, indéfiniment…

Il le croyait ainsi, il le crut jusqu’au jour où, par le plus inattendu des hasards, il vit Sybille venir vers lui, l’approcher sans le reconnaître, le considérer longuement sans le nommer. Mais était-ce bien elle ? Il se fit présenter sans retard, apprit qu’elle s’appelait Giselle de Mortier. Ah ! que lui importait son nom, puisqu’il la retrouvait telle qu’il l’avait toujours connue, avec l’or souple de ses cheveux, l’ivoire alangui de son teint et l’énigme de ses yeux verts. On la disait Tourangelle ? Eh bien ! on se trompait, et voilà tout. Il savait, lui, qu’elle s’appelait Sybille, qu’elle était fille de l’Océan, de l’Océan le beau taciturne, épris de gloire mélancolique en son grand cœur inapaisé. Engagé désormais sur cette piste imaginaire, victime d’une hallucination à laquelle sa volonté consentante prêtait un pouvoir sans limite, Le Hagre vécut des heures exaltées auprès de Giselle ou loin d’elle. Il l’investit si bien de son amour, et déploya, pour la séduire, une éloquence à la fois si spontanée et si érudite, qu’étourdie et vaincue, mais beaucoup moins troublée au fond que flattée par une cour aussi insistante, elle lui sut gré de ses attentions et le lui prouva sans retard. De simplement reconnaissante, elle devint bientôt presque familière, sollicita des confidences dont elle espérait faire son profit, et consentit, pour les obtenir, une première atteinte à sa dignité. Elle livra d’elle au jeune homme tout ce qui fut possible,