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ouvriers : Votre travail est le seul facteur du produit, lequel devrait vous revenir intégralement. Ce sol est à moi, voilà, ma place au soleil : ainsi, selon Rousseau, commença l’usurpation de toute la terre. Ce produit est à moi, voilà ma place au soleil ! Nouvelle usurpation dont les collectivistes menacent la terre.

Marx emprunte à Proudhon cette idée que l’ouvrier, avec son salaire, ne pourrait racheter son produit. Il y a là le même sophisme. L’ouvrier cordonnier qui a fabriqué une paire de souliers et ne peut la racheter pour lui, prétendra-t-il qu’il est le créateur absolu de ces souliers ? Est-ce lui qui a fait ou s’est procuré le cuir ? Est-ce lui qui l’a transporté jusqu’au lieu où il devait l’utiliser ? Les outils du patron sont-ils à lui ? Est-ce lui qui a établi le magasin de chaussures, qui a fait les avances de fonds nécessaires pour rassembler en ce magasin des chaussures de toutes grandeurs et de tous genres ? Si donc il retrouve, dans un magasin, une paire de souliers à laquelle, disons le vrai mot, il a simplement coopéré, comment pourrait-il racheter ces souliers au seul prix du salaire reçu pour avoir travaillé à une partie du produit ? L’injustice dont parlent Marx et Proudhon n’est que dans leur imagination. On peut bien soutenir qu’il y a aujourd’hui entre le producteur et le consommateur trop d’intermédiaires, que la part du capital est trop grande, celle des ouvriers trop faible, etc., mais la prétention au produit intégral est inique. Si chacun a « droit au produit intégral, » aucun objet ne pourra passer aux mains d’aucun homme ; des milliers de voix s’écrieront, du Japon à la Grande-Bretagne : — Je suis pour quelque chose dans ce produit, je veux ma part. En outre, la société entière est pour quelque chose, comme nous l’avons dit, dans la valeur même du produit et dans son utilité. Supposons qu’un individu puisse, à lui seul, créer des richesses où le travail d’autrui n’aurait rien à prétendre, qu’est-ce qui donnera à ces richesses leur « prix ? » C’est le besoin social.

Les socialistes finissent par reconnaître cette vérité, mais ils s’empressent de l’exagérer et, selon leur méthode habituelle, ils passent tout d’un coup du plus absolu individualisme au plus absolu communisme. A les croire, c’est la société qui crée non pas seulement le prix, mais l’utilité même des choses. Il n’est pas juste, ajoutent-ils, que les individus « bénéficient de ce que les produits de leur industrie sont très vivement désirés ; » et la preuve que la société peut légitimement leur prendre ces