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Nous doublerons nos jouissances, nous diminuerons nos malheurs en les partageant. Moi, que personne ne comprend, qui suis dévoré d’une inquiétude indéfinissable, j’ai assez d’égoïsme pour te forcer de t’intéresser à quelqu’un que tu connais à peine. » Ils se connaissaient à peine, mais déjà ils s’étaient reconnus. Ce secret les comblait de joie tous deux et cette joie emplissait leurs lettres : lettres d’enfans, charmantes de candeur généreuse. Ils se confiaient tout ce qu’ils pensaient, tout ce qu’ils aimaient, tout ce dont ils souffraient, tout ce qu’ils espéraient. Chacun était pour l’autre, dans la multitude indifférente ou hostile du collège, l’unicum necessarium qui remplit le cœur et l’isole des peines. Tristesse, gaité, enfantillages, pressentiment de destinée haute et difficile, tout ce qui agite des âmes jeunes et enthousiastes passait entre eux avec l’ardeur mystique que le plus âgé, Cornudet, traitait de folie et pour laquelle il avait pourtant une secrète complaisance. « Ta profession de foi, disait-il, est admirable. Mais tu n’aurais pas dû la signer de ton sang. » Que ce blâme est discret et comme il s’atténue aussitôt dans l’aveu qui suit : « Tu me retrempes l’âme, tu réveilles mes sentimens religieux, tu me donnes du courage pour le travail ! » Et Montalembert de répondre gaîment : « Tu as raison, la signature sanguinaire est une vraie folie. » Dans cette gaîté même il y a comme un excès de force, d’ardeur. Une goutte de sang, c’est trop peu de chose, c’est risible : mourir pour sa religion, pour sa patrie, voilà ce qu’il veut. « Tu ès trop passionné, lui écrivait alors Cornudet, tu seras malheureux. » En attendant, ils étaient heureux : deux apôtres qui s’entraînent à l’austère ferveur d’une héroïque mission ne sont pas plus pressés d’être parfaits, d’aborder la terre de leurs conquêtes et le ciel de leurs rêves. Ils se disaient « dans des aveux francs » leurs défauts, se surveillaient l’un l’autre, s’avertissaient des périls que courait leur modestie, lorsqu’une discussion trop brillante ou un succès de classe trop décisif réduisait au silence ou à l’admiration les camarades qui les avaient tant raillés.

Lamartine avait-il vu ces deux jeunes gens marcher la main dans la main dans les voies difficiles au terme desquelles ils espéraient trouver l’héroïsme et la gloire, lorsqu’il disait dans son discours de réception à l’Académie : « Une jeunesse studieuse et pure s’avance avec gravité dans la vie ? »