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vous, je voudrais surtout que nos consciences et nos intelligences fussent plus rapprochées, aussi rapprochées que nos cœurs.. » Alors c’est lui qui appelait Lamennais, espérant le gagner comme Lamennais espérait le conquérir. Il l’invitait à venir le rejoindre « pour demeurer ensemble dans une petite maison au bord du lac où nous vivrons tranquilles, disait-il, sinon heureux. » Ils faisaient ainsi des rêves de vie commune ; mais dès qu’ils mesuraient l’écart de leurs pensées, ils avaient peur l’un de l’autre et le rêve se dissipait. Alors Lamennais songeait à quitter l’Europe qu’il trouvait « plate et dégoûtante, » à se perdre dans le grand cosmos, à gagner l’Orient, à s’y asseoir devant le berceau de l’humanité, à y répandre ses bénédictions, ses songes, ses prophéties, ses vœux d’amour. Dans son coin de Bretagne, champ solitaire étroitement limité, héritage de ses pères, où les nuages pesans font l’horizon si bas et si restreint, c’était le monde entier qu’il évoquait. En lui ce n’était plus la pensée qui travaillait, c’était la vision. Il n’était plus maître des créations de son cerveau où les images se succédaient comme dans le délire. Seul sous ses chênes, pauvre, en proie à de mesquins tracas d’argent, à de tenaces taquineries ecclésiastiques, il croyait voir en ces égratignures misérables toutes les plaies de l’humanité souffrante, et cette pensée le rendait fou : fou de haine et fou d’amour. Ce n’était plus lui-même, ce n’étaient plus ses pauvres frères de France, ni les Polonais opprimés qui hantaient son imagination apocalyptique, c’était le genre humain, bafoué et flagellé en sa personne par le Pape, par les Rois, par la secte tyrannique qu’il appelait la hiérarchie et qu’il voulait abattre. Et, tandis qu’il répandait ses prophéties de destruction, ses narines frémissantes semblaient aspirer avec ivresse l’odeur du sang qui va couler.

Avec Montalembert il ne se livrait pas tout à fait ; il usait de cette duplicité du dément qui se dérobe à l’ami vigilant et tâte son chemin pour marcher sans bruit, sans donner l’éveil. Si quelque trait trop inquiétant échappait à sa plume, il le corrigeait aussitôt par des apaisemens subits, des mots humbles, des tendresses câlines de vieille mère. « Te savoir seul, écrivait-il, c’est là ce qui me tue. » « Mon cher enfant, que te dire, que ma tendresse va croissant chaque jour, qu’elle est ma vie même. » Il essayait d’aveugler Montalembert tantôt par cet amour, tantôt par d’innocens projets de voyage, de