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qu’il s’est imposée. Désormais ses contemporains et la postérité n’auront plus le droit d’ignorer aucun détail de l’enseignement qu’il a reçu à l’université d’Oxford et des examens qu’il y a subis, des voyages qu’il a entrepris à travers l’Europe, des campagnes de discours ou d’articles qui l’ont occupé depuis sa jeunesse jusqu’à l’heure présente : mais, avec tout cela, l’on ne peut s’empêcher de songer que, si ces mêmes choses nous avaient été apprises, — à nous ou à nos petits-fils, — par l’un de ses élèves après sa mort, de ce « mémoire » posthume dont il aurait été le sujet se serait sans doute dégagée, pour nous, une image plus vivante de son caractère individuel, — tandis que nous avons aujourd’hui quelque peine à le deviner, sous l’amoncellement des menus faits « positifs » qui remplissent les 700 pages de ce que l’on aurait envie d’appeler une vaste « compilation » autobiographique.


Encore celle-ci, — pour n’avoir pas à nos yeux l’attrait intime et confidentiel qu’y auraient trouvé nos descendans, si M. Harrison avait laissé aux siens le soin de la leur offrir, — n’en demeure pas moins une œuvre fort intéressante au double point de vue historique et littéraire, avec une foule de passages qui mériteraient d’être signalés. Voici, par exemple, le récit de l’unique entrevue du futur apôtre positiviste anglais avec le glorieux fondateur de la « religion de l’humanité : »


C’est en l’année 1855 que j’ai eu mon entrevue avec Auguste Comte. Je lui avais écrit que j’étais un élève de R. Congreve (professeur à Oxford et le premier introducteur du positivisme en Angleterre), et que je le priais de me recevoir. Il m’accueillit avec une courtoisie et une bienveillance extrêmes, en me disant qu’il venait d’achever le quatrième volume de sa Politique, et qu’il était en train de prendre quelques jours de repos. Il était de très petite taille, avec une grosse tête et une expression de puissante énergie nerveuse : une figure du même type que celle de Thiers, revêtue d’un air admirable de dignité et de distinction. Il me demanda ce que je connaissais de ses écrits. Je lui répondis que j’avais lu la traduction de miss Martineau, mais que je ne pouvais en admettre pleinement que la partie historique et sociologique, et que je continuais à me proclamer chrétien. Il m’interrogea sur ce qu’avaient été mes études : et, en découvrant que je n’avais presque pas fait de sciences et très peu de mathématiques, il me dit que « cela lui expliquait ma situation mentale. » Puis il me demanda quelles étaient les parties de son système qui m’attiraient spécialement, et sur quels points je désirais qu’il insistât. Je lui en mentionnai plusieurs. Sur chacun de ces points il parla pendant environ dix minutes, avec une volubilité, une précision, et un éclat extraordinaires ;