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ramenait au logis, cl, froidement, de ses deux doigts écartés, il lui a crevé les yeux. Continuellement, on annonçait de nouveaux morts, tant du côté des Italiens que du côté des Arabes.

Ces récits, colportés de bouche en bouche et sans doute grossis, excitaient des fureurs pareilles dans les deux camps, et ne laissaient pas que d’alarmer extrêmement tous les Européens sans distinction. On sortait par groupes compacts, pour mieux se défendre. Presque tous les hommes étaient armés de cannes ou de matraques, — des matraques énormes, grosses comme une tête d’enfant et garnies de clous aigus. Quelques colons, venus de l’intérieur, se promenaient avec un fusil en bandoulière. Les Arabes, méprisans et taciturnes, le visage impénétrable et les yeux baissés, marchaient à pas rapides, sans regarder personne : mais ils semblaient prêts aux pires violences. Les Italiens, assoiffés de vengeance, se montraient plus bruyans et plus agressifs. Ils vociféraient, criaient des menaces, en faisant le moulinet avec leurs matraques. Les adolescens, les enfans eux-mêmes avaient une attitude des plus crânes, parfois très imprudemment provocatrice. Je me rappelle avoir vu, au coin d’une rue déserte, un petit cordonnier sicilien, qui, d’un air de défi, serrait contre sa cuisse un tranchet fraîchement affilé. Chaque fois que des gendarmes ou des agens ramenaient un émeutier ou un assassin, les menottes au poignet, des bandes de jeunes voyous les poursuivaient en poussant des huées et des clameurs de mort. Et il fallait entendre les conversations qui s’échangeaient entre ouvriers italiens. La plupart étaient licenciés, les patrons ayant fermé les chantiers, par crainte d’agressions très probables. L’un d’eux, au milieu de la rue El-Djézira, à deux pas du quartier indigène, déblatérait devant une demi-douzaine de camarades : « Que les Français nous laissent faire, et nous nous chargeons de nettoyer la ville ! A mort les Arabes ! Nous les tuerons tous, jusqu’au dernier, jusqu’aux petits qui sont dans le ventre de leurs mères ! » Ces rodomontades féroces disent assez à quel ton on était monté, et que la contagion de la sauvagerie africaine avait gagné même des Européens habituellement paisibles.

Nous passâmes une journée d’angoisse. La nuit s’annonçait pire, des rumeurs de massacre général se remettant à courir « avec insistance. Un journal publia le texte d’une chanson qu’on