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que le poète lui-même ce délire pindarique. Et passons tout de suite à des écrivains de moindre qualité, dont les coups moins sonores, mais plus soutenus, finirent, sur ce point, par porter davantage. De tous ces « précurseurs, » le plus intéressant, sinon le seul intéressant pour nous, est Linguet. Tous les autres nous ressassent jusqu’au dégoût la fable du bon sauvage et de l’homme corrompu par les lois ; ils refont, avec moins de talent ou sans talent, le Discours sur l’origine de l’inégalité des conditions ; ils répètent, en les gâtant, les imprécations de Jean-Jacques. Linguet seul ou à peu près seul sort des vagues généralités, et serre d’assez près son sujet, — ou plutôt le nôtre ; — lui seul aborde « le problème ouvrier, » et, en cela, lui seul est moderne. À ce titre, on a eu raison de le ranger mieux encore parmi les prédécesseurs de Karl Marx que parmi ceux de Charles Fourier ou de Pierre Leroux[1]. Sa Théorie des lois civiles (1767), aussi bien que ses Annales politiques, civiles et littéraires, journal plusieurs fois suspendu, mais qui eut un succès énorme, auprès du Roi lui-même (4777-1792), tous les écrits de Linguet abondent en idées hardies et en images pittoresques. Il n’y va pas, comme on dit, par quatre chemins. Il écrit sans ambages : « Les lois sont destinées surtout à assurer les propriétés ; or, comme on peut enlever beaucoup plus à celui qui a qu’à celui qui n’a pas, elles sont évidemment une sauvegarde accordée au riche contre le pauvre ; c’est une chose dure à penser, et pourtant bien démontrée, qu’elles sont en quelque sorte une conspiration contre la plus nombreuse partie du genre humain. C’est contre ceux qui ont le plus grand besoin de leur appui que sont dirigés leurs plus grands efforts[2]. » Il ne sait guère glisser ; en vrai journaliste, il appuie : « La nature avait prodigué sur la terre les richesses en tout genre pour l’avantage général et commun des hommes. La société a restreint ce privilège. Elle a voulu que la plus grande partie d’entre eux ne fût que l’instrument de la jouissance des autres[3]. » Mais, par un singulier mélange, le réformateur audacieux qu’est Linguet se révèle, à certains égards, et dans une certaine mesure, traditionaliste, ou, si c’est trop dire, fataliste, d’une espèce de pessimisme résigné. Quand il les a dénoncés et blâmés, il prend son parti des maux qui

  1. André Lichtenberger, le Socialisme utopique, in-16, 1898, Alcan.
  2. Théorie des lois civiles, Londres, Paris, 2 vol. in-12, t. Ier. p. 195.
  3. Ibid., t. II, p. 367-369.