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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/125

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grande dame et jeu d’artiste, sous lesquels se cachait la double gageure d’une âme ardente et d’un esprit puissant, également inassouvis dans leur désir effréné d’aimer et de connaître.

Le peintre sut aménager un atelier propre aux entrevues discrètes, une retraite digne de ce grand œuvre d’amoureuse magie. Le gonfalonier Soderini avait mis à sa disposition une grande salle, au fond d’un palais sombre, dans une petite rue voisine de l’Àrno. Le demi-jour n’y tombait que d’en haut savamment tamisé par des voiles de diverses couleurs. Sous un rayon cramoisi, un épisode de la bataille d’Anghiari flamboyait sur un chevalet. C’était celui où des cavaliers aux prises, sur leurs montures cabrées et enchevêtrées les unes dans les autres, se disputent âprement l’étendard de la victoire. Une nymphe de marbre, debout dans une niche, versait d’un geste pudique un filet d’eau claire dans un bassin en forme de coquille. Des roses et des iris posés dans des vases de cristal s’épanouissaient sur des bahuts de chêne. Un seul hôte vivant égayait cet asile de rêve et de travail, quand Mona Lisa venait s’y glisser pour s’asseoir en face du maître. C’était une petite Gazette qui se promenait familièrement sur le tapis moelleux. Quelquefois la bête gracieuse des oasis d’Afrique venait poser son tendre museau sur les genoux de la reine de céans, qui la nourrissait de pain blanc et de sucreries. Aux premières séances, le maître fit entendre à son modèle des citharistes et des chanteurs de Florence et fit exécuter devant elle une tarentelle par des danseurs napolitains. Mais bientôt Mona Lisa déclara qu’elle n’avait pas besoin de ces divertissements frivoles et que la conversation du maitre lui suffisait. A la longue, celui-ci étala devant sa compagne attentive tous les trésors de son expérience et de sa pensée. Sans le vouloir, il se laissa entraîner à lui parler de ses déceptions sans nombre, des persécutions de ses rivaux, des humiliations cruelles infligées à l’artiste par les princes qu’il avait servis, de l’ingratitude de plusieurs de ses disciples, du martyre secret de son âme devant l’pare recherche de la vérité. Il fut étonné de la compréhension immédiate de cette femme, de sa souplesse incroyable, de ses divinations miraculeuses. Elle le suivait, l’accompagnait, le devançait dans toutes ses idées avec une audace ingénue et savante. Par ses visions inattendues sur les hommes et les choses, sur l’art et sur la vie, elle lui inspirait des idées et des sujets nouveaux. Par ses