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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/168

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exotiques ; le roucoulement de ces oiseaux blancs se mêlait au murmure cristallin de la petite fontaine dans sa vasque d’albâtre, et puis, à travers les floraisons luxuriantes et les fougères tropicales, l’œil apercevait, au dehors, le parc, ses allées et ses massifs recouverts d’un linceul de neige. Et c’était tout le Nord, avec la dentelle de ses arbres et son âme de brume et d’exil.

L’arrangement intérieur, très somptueux, complétait l’impression. Quoique j’adore la patine que seuls les siècles écoulés confèrent aux choses, j’avoue que l’image de cette femme frêle s’harmonisait mieux avec un cadre ultra-moderne : c’était l’écrin qu’il fallait pour enfermer un bijou de Lalique.

C’est cette demeure qu’à cause de sa situation exceptionnelle, — le belvédère domine trois quartiers, — Lénine choisit pour s’y installer avec son état-major. L’imagination populaire, qui magnifie tout ce qui lui est inconnu, a qualifié de « Palais de la Kchesinskaya, » ce qui n’est qu’une jolie habitation de dimensions moyennes. Maison ou palais, par quelles vicissitudes elle allait passer ! Tout d’abord, l’imprimerie de la Pravda y fut transférée. Mais, en juillet, après un violent assaut, les invalides du second détachement s’emparèrent de cette citadelle du bolchévisme : pour leur récompense, ils obtinrent d’y établir leur comité central. Cependant une compagnie de cyclistes, profilant du temps que durèrent les pourparlers engagés à cet effet, l’occupa et ne voulut plus la quitter. Une lutte acharnée s’engagea : la victoire resta aux invalides qui prirent triomphalement possession de l’hôtel.

Très peu de temps après, j’eus l’occasion de m’y rendre. A la place du domestique français, en livrée impeccable, un invalide débraillé, à moitié endormi, m’ouvrit la porte. A voir l’aspect du vestibule, on hésitait entre la grange et le corps de garde. L’odeur des fleurs avait été mise en fuite par les fumées épaisses d’un âcre tabac. Le salon et les pièces voisines avaient été transformés en dortoirs pour les soldats. Sur les murs salis et dégradés, pendaient encore quelques haillons d’étoffe, échappés au vandalisme des nouveaux occupants : témoins misérables, ils laissaient deviner la défunte richesse de ce qui fut des tentures de soie. Les cheminées, jadis de marbre blanc et rose, n’offraient au regard qu’une large brèche, un trou béant. Des morceaux de papier collés remplaçaient les vitrer