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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/229

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cette honnête femme. Vraiment, ce n’est pas la place d’une mère de famille.

Le troisième acte appartient à Eveline, dont il n’a guère été parlé jusqu’ici. On nous a dit qu’elle ignore tout du drame qui a bouleversé la vie de Julien, et nous avons bien deviné que l’auteur, en faisant si profonde l’ignorance de cette malheureuse et sa quiétude si parfaite, a voulu lui préparer un plus tragique réveil. Quelques années encore se sont passées ; Julien a relevé sa situation ; il est en train de devenir riche et célèbre. Pour répudier tout le mauvais de son passé, il lui reste à chasser définitivement de sa vie Mme Teissier, avec laquelle il n’a pas encore eu le courage de rompre. Enfin c’est chose faite, — depuis cinq minutes, — et Julien respire plus librement. Preuve qu’il est un grand naïf et un plus grand maladroit. Car les dames du genre de Mme Teissier ne se laissent pas lâcher avec cette aimable désinvolture ; elles se cramponnent ; elles se détendent, et elles ont coutume d’être bien armées. A l’instant précis où Julien s’applaudit de cette suprême liquidation, Eveline reçoit en pleine poitrine un paquet de lettres dénonciatrices. Ces lettres abominables démasquent les platoniques ardeurs de Frédérique, aussi bien qu’elles font jaillir toute la boue de la liaison avec Mme Teissier. On comprend l’atroce douleur et la révolte de l’épouse outragée. Son cœur se soulève et son indignation ne distingue pas entre les diverses formes de la trahison. Frédérique et Mme Teissier, l’ange gardien et la gueuse, elle les englobe dans le même mépris : elle n’en est pas à observer les nuances. Sur l’une et sur l’autre elle déverse le flot torrentiel de sa colère ; après quoi, et pour en finir tout de suite, elle se jette sur le téléphone et appelle M. Ulric, le mari… Elle a raison : nous sommes avec elle et pour elle : seule, dans toute cette histoire, elle mérite d’être plainte : à elle seule va toute notre sympathie. Tout ce qu’elle dit est profondément senti. Pourquoi faut-il qu’elle le dise en un pareil langage ? Pourquoi ce qui du cœur lui monte aux lèvres, est-ce des termes qui déshonorent sa légitime douleur ? Seule, dans toute la pièce, elle mérite vraiment le nom d’honnête femme : pourquoi faut-il qu’elle nous apparaisse sous les espèces d’une furie qui parlerait comme une poissarde ?

Bourré d’incidents, de revirements, de rebondissements et de coups de théâtre, tout cet acte est précipité, haletant, trépidant. Les personnages gesticulent, se jettent les uns sur les autres, crient, tempêtent, s’arrachent la parole et le téléphone. On dirait des marionnettes, agitées par le coup de vent d’un cyclone.