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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/268

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le Croquis, il était à plusieurs pages, et illustré. Sainte-Croix, batailleur, y publia une série à l’emporte-pièce intitulée : Nos Farceurs, très dure aux contemporains et à leurs succès.

En ce temps-là, les glaces des devantures me renvoient la silhouette funambulesque du romantique que je reste. Si j’ai coupé mes longs cheveux, trop voyants, je plagie la mise d’Elémir Bourges ; et des gilets de velours bouton d’or, gris-argent ou violet-évêque, agrafés dans le dos, me cuirassent somptueusement. Les boutons qui leur manquent ponctuent, au contraire, comme des grains de réglisse, mon veston à col droit, à la fois liturgique et séculier. L’effet discuté que je produis m’inspire, tout ensemble, de la confusion et de la vanité : se singulariser est, pour les jeunes gens, une telle ivresse !


III. — MES MAÎTRES

Entré dans le monde des Lettres au hasard des rencontres, j’y trouve des sympathies précieuses, entre autres celle d’Edouard Rod qui, par sa compréhension, son talent sobre et sa loyauté, m’inspira par la suite une amitié profonde. Il dirige alors avec Adrien Remâcle la Revue contemporaine et me publie une nouvelle, L’Abdication, d’un romantisme déconcertant après Tous Quatre et d’un sadisme puéril auquel je ne puis penser sans rire.

J’eus, à la Revue Contemporaine, une inoubliable vision de Paul Verlaine, avec son crâne bossue, sa face de satyre et ce regard où une candeur d’enfant se mêlait à une trouble lueur animale. Trapu, sourcilleux, drapé d’un mac-farlane usé, il tenait d’une main un large feutre et de l’autre un gourdin, vraie arme de vagabond des routes. Etait-ce bien là le doux poète, l’angélique pécheur, l’ex-ami de Raimbaud, le paria, l’homme qui, après Baudelaire, avait trouvé les vers les plus déchirants, les aveux d’âme les plus meurtris ?

Moréas, aussi, m’apparut une seule fois, au cours d’un déjeuner au quartier latin, dans une taverne grecque où nous bûmes du mastic et dégustâmes des petits morceaux de mouton grillé en brochette. Moréas, effilant d’un air supérieur ses longues moustaches, laisse tomber avec autorité sur toutes choses des mots définitifs.