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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/273

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c’est à l’eau-forte de Braquemont que mon souvenir se réfère le plus volontiers, et aussi à une photographie de Paul Nadar, où le Goncourt des derniers mois, assis, vous regarde, de quel intense regard !

Sa haute grâce un peu distante me le fit aimer du premier contact. Qu’ils l’ont mal connu, ceux qui l’ont dit dédaigneux et acerbe ! Qu’ils ont peu compris sa sensibilité souffrante et son légitime orgueil d’isolé, de méconnu, d’écrivain journellement attaqué et calomnié !

Y avait-il d’autres visiteurs que le comte Primoli et moi ? Je ne sais pas ! Etait-ce même un dimanche, jour de Grenier ? Je ne sais pas. Je n’aurais pu voir personne d’autre qu’Edmond de Goncourt. Enfin, me disais-je, en voici « Un. » Un des grands, un de ceux que j’admirais dans l’ombre, un de ceux qui avaient enchanté ma jeunesse en m’enfonçant leurs visions dans l’âme commodes flèches de lumière. N’avoir pu approcher d’Hugo, avoir ignoré ce tumultueux et gigantesque Balzac, n’avoir pu contempler Gautier ni entendre la voix retentissante, le « gueuloir » de ce Flaubert que j’aimais d’une tendresse passionnée parce qu’il avait créé Frédéric et Mme Arnoux ! Au moins, à défaut de ces ombres glorieuses, leur pair, leur successeur ou leur émule se dressait là devant moi, en pied, dans son altière vieillesse.

— Oui, me répétais-je, en voici Un !

Cette nuit-là, j’eus la fièvre : constamment devant moi surgissait ce visage attentif aux yeux scruteurs ; j’entendais les paroles de bienvenue, l’invite à revenir. Avec la foi, le respect, la dulie que l’on portait autrefois aux maîtres des Lettres, que nos anciens se témoignèrent entre eux, je me disais, en proie au sourd bonheur du néophyte qui se consacre : « J’ai un Maître ! »

Ainsi encouragé, j’osai revenir : cette fois, je crois, bien avec Elémir Bourges et Robert de Bonnières qui l’accompagnait. Encore me fallut-il du courage : j’avais peur de déplaire, et de ma timidité ombrageuse ; elle me causait en présence de ceux que j’admirais, la plus cuisante contrainte. Il me semblait tomber dans des gouffres de silence et de solitude. Je m’imaginais que je n’oserais jamais me lever, prendre congé et gagner la porte. Cependant la discrétion m’engageait à ne pas m’imposer trop longtemps. Et cela me rendait très heureux et très malheureux à la fois.