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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/323

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Mammouth, en Kentucky, dont les échos souterrains seraient dès lors seuls à répercuter leurs discours. Quant à Bryan, le palabreur incurable, l’apôtre des pourparlers à perpétuité, on voudrait l’embarquer sur le premier navire qui bravera le blocus allemand pour voir s’il réussirait « à magnétiser un sous-marin ou à négocier avec une mine ? » Rencontrant un New-Yorkais de ma connaissance, je lui demande, selon l’usage, comment il se porte :

— Superbement, me répond-il, comme l’Amérique entière, maintenant que nous avons éliminé Dernstorff de notre substance.


III. — EN VIEILLE FRANCE AMÉRICAINE

Il s’est écoulé toute une quinzaine pendant laquelle j’ai couru l’étape, au hasard de mes engagements de conférencier… Nous roulons maintenant vers le Sud. La neige boréale qui, ce matin encore, coiffait notre pullmann s’est fondue à des haleines plus clémentes. Le nègre vient de soulever les doubles vitres : une brise entre, tiède et embaumée ; on dirait d’un souffle méditerranéen. Des deux côtés de la voie, sous le ciel exquisement lumineux, s’étend à perte de vue une savane plate, couleur de rouille, sans un arbre, avec, par places, de larges déchirures d’eau bleue où des sarcelles nagent, le cou redressé, pareilles à de minuscules caravelles vivantes. Puis, au foisonnement moiré des grandes herbes, jaunes ou brunes, succède le marais, la « prairie tremblante, » vrai bouillon de culture végétale et animale, aux épaisseurs visqueuses, riches de tous les ferments. Et voici paraître des arbres étranges, clairsemés d’abord, bientôt rassemblés en forêt. Cramponnés aux vases profondes par leurs racines à demi déchaussées, ils s’effilent dans l’azur en balançant, suspendues à leurs branches, de longues mousses grisâtres que l’on prendrait pour de vieux scalps indiens et que les naturels désignent sous le nom de barbes espagnoles : nous sommes dans la cyprière louisianaise, nourrie des ondes prochaines du Meschacébé.

Il y a deux cent dix-huit ans, jour pour jour, le lundi gras 1699, une poignée de Français aventureux, péniblement remontés par le fleuve, bivouaquaient à la tombée du crépuscule dans ce même paysage aquatique et luxuriant dont les