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père avait été revêtu d’une des grandes charges de la cour impériale, sa mère était la fille du général prince Gortchakof qui avait commandé en chef l’armée russe sous Sébastopol. J’étais, depuis ma jeunesse, en relations avec sa famille et je l’avais connu lui-même lorsque tous deux, étant à peu près du même âge, nous achevions nos études, lui à l’Université, et moi au Lycée impérial. Je me souvenais de lui comme d’un charmant compagnon, très aimé et apprécié de ses camarades, un peu gauche et timide, à cause peut-être d’une légère difformité : — il avait la main droite ankylosée à la suite d’un accident et s’en servait avec difficulté. Il s’était marié très jeune, et d’une façon romanesque ; il avait épousé la fiancée de son frère aîné grièvement blessé en duel, et qui, sur son lit de mort, avait mis dans sa main celle de la jeune fille tendrement aimée. Au lieu d’entrer, comme c’était l’usage pour les jeunes gens de son milieu, au service militaire ou civil de l’Etat, il se retira dans ses propriétés situées dans une des provinces de l’Ouest de la Russie, et mena la vie d’un riche gentilhomme campagnard ; quelque temps après, il accepta les fonctions de Maréchal de la Noblesse de son district. Ayant fait preuve de talent et d’énergie dans l’accomplissement de ces fonctions, M. Stolypine reçut l’offre du poste de Gouverneur de la province de Saraloff, très troublée à cette époque par le mouvement révolutionnaire, et se décida à l’accepter par sentiment de devoir envers son pays et son souverain, plutôt que par ambition. À ce poste, réputé particulièrement difficile, il se révéla non seulement comme un excellent administrateur, mais comme un homme doué d’un courage et d’un sang-froid remarquables. Ainsi que la plupart des gouverneurs de province à cette époque, il avait été l’objet d’un attentat de la part d’un révolutionnaire ; ayant essuyé, sans être blessé, plusieurs coups de revolver, il empoigna l’assassin et il désarma sa main.

Voici un autre trait de sa présence d’esprit et de la domination qu’il savait exercer sur la foule. Une émeute avait éclaté dans un des quartiers de la ville, à l’instigation de certains meneurs révolutionnaires connus de la police ; M. Stolypine savait que le principal de ces meneurs avait été soldat dans un des régiments de la garnison, où il tenait tout récemment encore l’emploi de brosseur. Avant de recourir à la force.