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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/704

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quelqu’un demandait : « Combien de temps y a-t-Q entre le moment où l’on amorce la grenade, avant de la lancer, et le moment où elle éclate ? — Deux ou trois secondes. » Un romancier, le maître du roman psychologique, dit : « Évidemment, ce n’est pas une arme pour Amiel ! » La guerre n’était pas une aventure pour Amiel ; et ce n’est pas au milieu des catastrophes que la méditation trouve ses favorables circonstances.

Peut-être n’a-t-on pas eu raison d’attendre, pour les lendemains de la guerre, une littérature extrêmement réfléchie. Peut-être aussi, à la guerre, les combattants ont-ils vu la psychologie ancienne en défaut, les âmes réagir et agir d’une autre façon, plus soudaine et capricieuse, moins raisonnable, et enfin les spontanéités supprimer les dialectiques. Peut-être la philosophie, qu’un sage a définie la méditation de la mort, parut-elle une chose un peu ridicule et comique, sur les champs de bataille où l’on mourait si promptement et sans nulle méditation préliminaire. Nous ne sommes pas informés à merveille des sentiments, des opinions et des velléités auxquels a pu donner lieu la vie extraordinaire que notre jeunesse a menée pendant plus de quatre ans. Ce que j’essaye d’analyser n’est qu’incertitude ; et, si je le fais avec maladresse, au moins faut-il accueillir avec aménité ce qui nous déconcerte : une littérature imprévue, en tout cas, nous la désirions.

Si les jeunes écrivains ont le goût du romanesque, peut-être l’ancien roman devenait-il ennuyeux. Sans doute n’ont-ils pas tort de vouloir que la littérature soit amusante : ils nous ramènent à une vérité qu’on n’aurait pas dû méconnaître. Et s’ils ne chargent pas la littérature et le roman du soin de répandre des idées, les moralistes eux-mêmes s’en consoleront, notant que la littérature, avec tout son grand zèle, répandait beaucoup plus de folie que de bon sens. Et puis, l’apostolat n’est pas exactement l’affaire de la littérature. C’est aux époques de désordre, que tout le monde se mêle de gouverner le pays, les masses, les consciences : mieux vaut confier ce travail aux spécialistes, plutôt qu’à des romanciers ou poètes. Peut-être nos jeunes écrivains croient-ils le temps de l’ordre commencé ; laissant à qui de droit la métaphysique, la philosophie sociale et morale, enfin la recherche des magistrales disciplines, peut-être nous feront-ils présent d’une littérature sagement anodine et délicieusement divertissante.


ANDRE BEAUNIER.