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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/727

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l’insensible beauté répond bien à ma disposition intérieure. Il ne peut s’agir de bonheur, ni même de calme, en ces jours de malheur ; mais j’éprouve un apaisement dans cette solitude. Dans les premiers jours, je me suis trouvé comme fou de douleur ; mes cheveux ont blanchi ; j’entendais les cris des mourants et les malédictions de deux peuples me poursuivaient. N’ai-je commis aucune faute ? N’ai-je pas fléchi ? J’ai alors repassé minute par minute avec anxiété tous les jours de ces délibérations intérieures ; je me suis traduit moi-même devant un tribunal plus sévère que celui devant lequel mes plus cruels ennemis auraient pu m’envoyer ; je me suis accusé, je me suis défendu aussi, et, après bien des luttes, j’ai prononcé sur moi-même que j’avais rempli mon devoir, que je n’avais eu pour mobile ni le désir de conserver le pouvoir, ni celui de gagner la gloire, mais uniquement la préoccupation de conserver forte et intacte dans son honneur notre pauvre patrie. Depuis ce temps, j’ai moins souffert ; j’ai pu lire, travailler, méditer. Maintenant je suis remonté, plein de décision, et mon âme s’est retrouvée.

Je ne me fais cependant pas d’illusion : la vie publique m’est fermée pour longtemps, peut-être pour toujours. Du reste, la nécessité de gagner le pain quotidien, après les ruines qui vont détruire notre petit patrimoine, m’obligerait à la délaisser, alors même que j’aurais la possibilité de m’en mêler encore. Je veux seulement, avant de m’en aller, déposer mon bilan et présenter mes comptes. C’est à quoi je me prépare. Mais comme je n’ai pas mes documents français et que, d’autre part, 1870 n’est que la conséquence de 1859) et 1866, je me suis mis, étant en Italie, à creuser 1859. Seulement, avec ma manie de pénétrer au fond des choses, de 1859) je suis allé à 1849, puis à 1814 ; des faits, j’ai été conduit aux idées, des actes aux paroles, et me voilà maintenant plongé au milieu des Moniteurs du pays, des Balbo, des Gioberti, des livres d’histoire, des documents diplomatiques, comme si je n’avais d’autre souci dans la vie que de savoir ce qu’étaient réellement Charles-Albert ou Cavour. Deux bons amis, Valerio et Castelli, me procurent tous les livres qui me sont nécessaires. De telle sorte que, moi aussi, je vis avec les morts.

Ma seule consolation, et celle-là est abondante, me vient des êtres chers qui m’entourent.