Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/749

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


À Madame de S

Pollone, 14 novembre 1871.

Mes lettres vous sont-elles une consolation, me demandez-vous ? — Pour en juger, sachez quelle est notre vie. — D’abord ne croyez pas que nous soyons dans le pays où fleurit l’oranger. Nous habitons un coin de montagnes charmant l’été, très rude l’hiver. Il est encore délicieux. Les châtaigniers sont jaunes d’or, les cerisiers tout empourprés et, entre ces deux couleurs, mille nuances douces, charmantes. Les haies du chemin sont plus éblouissantes qu’au printemps. Il n’y avait que le tronc des bouleaux qui mît un peu de blanc dans le paysage, mais à présent, du haut des montagnes qui nous abritent la neige met ses lumineuses clartés. Bientôt elle va nous atteindre, puis elle descendra dans la plaine qu’elle couvrira pendant des mois. Les habitants sont doux, empressés, polis ; nous n’en fréquentons aucun, quoique nous échangions quelques paroles avec la plupart, saut un pauvre savant, cloué sur son fauteuil à la force de l’âge depuis des années. C’est un esprit très distingué ; pour abréger les heures de sa douloureuse existence, il fait de beaux travaux sur la lumière. Il admire beaucoup Foucault et, quand je lui ai dit que je l’avais connu, il a été tout joyeux.

Notre maison est isolée, à l’extrémité du village, au milieu d’un pré couvert d’arbres fruitiers ut encadré au dehors par des noyers et des châtaigniers. Elle domine les plaines du Piémont et de la Lombardie, et l’on peut répéter toute la journée le cri de l’armée française, lorsqu’elle découvrit un panorama pareil : Italiam ! Italiam ! En effet on voit l’Italie jusqu’aux Apennins ; mais on ne s’y trouve pas, on est dans les Alpes. Nos journées se déroulent avec une imperturbable régularité. Le matin, je lis une page de l’Imitation en attendant les lettres et les journaux. C’est l’heure vivante, douce ou triste, suivant ce qui nous vient du cher pays et des amis laissés au loin. Les réponses faites, le travail commence. À midi et demi, nous l’interrompons et, pour peu que le temps soit tolérable, nous allons courir sur les collines pendant deux heures. À ce moment se placent les interminables causeries, les projets, les retours sur le passé, les examens de conscience, les joyeuses expansions, si nous sommes contents ; les consolations si nous ne le sommes pas.