Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 52.djvu/426

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ventouses terminales étaient seules au contact des Boches ; celle à l’Est de la Maison du Passeur était à 80 mètres du poste ennemi correspondant. Derrière ces postes avancés ou plutôt ces sortes de fortins, solidement garnis de mitrailleuses, nos tranchées, faute de place, étaient obligées de s’égrener en profondeur. Il n’y avait que dans les « terres neuves » de Nieuwendamme, autour des Rood-Poort, de la Ferme de Venise, etc., qu’on pouvait descendre sur la plaine. L’inondation y avait respecté d’assez grands espaces, une vaste pampa où l’ennemi s’était retranché et où nous occupions nous-mêmes, en bordure du Polderlied, le tas de gravois qui avait été la ferme Grood-Noord.

La situation de l’ennemi n’était sensiblement pas beaucoup meilleure, il est vrai, sur les bouts de chaussée qu’il occupait dans notre direction, à gauche de l’Yser et du canal de Nieuwendamme. Cela égalisait les chances et les risques. Quelques obus de temps à autre, pour rompre la monotonie des factions ; quelques volées de balles, quand un imprudent ou un ignorant s’avisait de s’écarter d’un boyau ou de n’y pas rentrer suffisamment les épaules. C’était tout. L’immense nappe liquide qui s’étendait jusqu’à l’horizon ressemblait à ces étangs salins de la presqu’île guérandaise que quadrillent des « bossis » tirés au cordeau, comme les routes et les digues des Flandres : sur ces eaux plombées, immobiles, sauf aux heures où le mouvement des marées les soulevait imperceptiblement, des cadavres flottaient, outrageusement ballonnés, parmi les joncs et les têtards qui jalonnaient encore çà et là le tracé des anciens canaux d’irrigation. Dans les murailles mêmes des tranchées on trouvait à chaque instant des corps en décomposition, fantassins belges du 7e de ligne tombés lors de la déroute du 22 octobre, fusiliers du matrosenregiment, chasseurs, dragons, marins… « Quand on creuse un peu, dit l’enseigne Poisson, il sort un bras, un pied. » C’est bien le « cloaque » si crûment décrit par un témoin, Mme Marguerite Baulu, « glaise triturée par le piétinement, détrempée par l’écume, l’urine, le sang, gadoue bossuée d’un amas informé de douilles, de boîtes de conserves, de vêtements ensanglantés » et d’où s’exhale une puanteur indicible « d’immondices et de débris humains[1]. »

  1. Marguerite Baulu : La Bataille de l’Yser.