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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/215

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vrai riche est celui qui a beaucoup d’excuses à donner aux autres et qui ne se hâte pas de les accabler. » L’invention de ce personnage et de son aventure falote et si émouvante aura été l’un des présents les plus rares et précieux de la jeune littérature à notre littérature éternellement jeune.

C’était la mode, il n’y a pas longtemps, d’imiter en écrivant le procédé, la philosophie aussi, des peintres impressionnistes ; philosophie et procédé analytiques, pour ainsi dire : on semble considérer que la réalité soit éparpillée et l’on n’espère en donner l’image que par la juxtaposition très habile de touches vives, non point fondues, mais déliées comme l’est peut-être le détail infini de la nature. Autrefois, on cherchait plutôt à peindre un ensemble, et, au lieu de l’analyse, on aimait la synthèse ; au lieu d’éparpiller le détail, on le soumettait à l’unité de l’objet : l’art était de grouper fortement la variété la plus nombreuse dans un dessin de lignes simples et expressives. M. André Maurois préfère l’usage ancien, qui est sans doute le meilleur, et le pratique avec une aisance parfaite. Il a supprimé les mots, les faits et les idées inutiles : on ne l’a pas vu les supprimer ; on voit seulement qu’il serait impossible de rien ôter de ce qui reste. Il a réuni tous les éléments indispensables de la pensée et de la phrase et les a resserrés de telle façon que tout bavardage est aboli, que l’hésitation même a disparu. Il va très vite et va tout droit à ce qui est le principal : ce qui n’est pas le principal s’y trouve joint, et l’on ne sait comment. C’est la manière de nos grands conteurs ; et la manière de Ni ange ni bêle serait assez bien celle de Manon Lescaut.

Le petit roman de M. André Maurois prélude ainsi : « Au temps où le roi Louis-Philippe régnait sur les Français, M. Bertrand d’Ouville, rentier et archéologue abbevillois, revenant un matin d’Amiens en diligence, se trouva seul dans la voiture avec un jeune homme grave et barbu, dont le chapeau en tronc de cône et le gilet à la Robespierre proclamaient assez naïvement les opinions républicaines. — Excusez-moi, monsieur, dit le vieillard dès qu’ils eurent franchi le pavé bruyant des faubourgs... » Des Grieux, dans Manon Lescaut, prépare, au petit jour, son départ avec la jeune femme ; la chaise les attend : « C’était le temps où les portes de la ville devaient être ouvertes... » L’ouverture des portes ici et le pavé des faubourgs là sont de brèves indications, si justes qu’elles suffisent à marquer tout ce qu’on a besoin de savoir pour imaginer ce qui n’est pas dit... M. Bertrand d’Ouville demande au jeune homme s’il ne serait pas le