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commerce de contrebande, dont il est l’agent, permet seul de vivre. Ceux même qui souffrent des prix de spéculation que l’homme au sac fait payer, reconnaissent tacitement la bienfaisance de son rôle dans l’accomplissement de son métier, il est entouré de la sympathie générale qui diminue, dans une certaine mesure, les risques qu’il supporte.

Dès que l’appareil du commerce clandestin a commencé à se former, le bolchévisme lui a déclaré une guerre acharnée. Rien de plus naturel, puisque c’est l’ordre bourgeois qui renaît et s’épanouit en dépit de l’inauguration du communisme. Mais toutes les sanctions pénales qui ont été édictées n’ont jamais réussi à mettre fin à son existence. Les besoins qui ont fait naître ce mécanisme économique de doublure sont trop pressants et, d’autre part, les agents bolchévistes du pouvoir public ont trop de vénalité pour réussir à cette tâche. Voici comment les choses se passent. Un « spéculateur » trouve moyen d’acheter du lait à la campagne et il prend le chemin de fer pour le porter à Pétrograde. Les gardes rouges, chargés de la répression du commerce illicite, trouvent, en fouillant le wagon, le lait dans le sac classique du spéculateur. Ils doivent le confisquer et le livrer à un bureau quelconque chargé de la distribution des denrées alimentaires et où il tournera certainement. Mais ces gardes rouges eux-mêmes n’ont pas vu de lait depuis des semaines ; aussi s’arrange-t-on à l’amiable : une partie du lait est « confisquée » et consommée sur place par les gardes, et le reste est rendu au spéculateur.,

L’ « homme au sac » est une figure symbolique qui a de très nombreuses variantes. Les conditions de l’existence sont si dures que chacun, sous le régime communiste, est devenu « spéculateur : » on vend ce qu’on a, en profitant de l’anarchie des prix qui règne, puisque c’est là l’unique moyen de se procurer le pain quotidien. Quand il y a absence totale de production, toute chose, même usagée, devient marchandise. Le contenu de la corbeille du chiffonnier remplace petit à petit les vraies marchandises ; tout devient objet de demandes pressantes des consommateurs et tout a son prix sur le marché clandestin et illégal que je viens de décrire. Le phénomène désigné officiellement comme « spéculation » constitue actuellement en Russie un facteur essentiel de la vie économique. Il serait oiseux d’insister sur les conséquences désastreuses du