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mieux senti leur importance. Ils sont les maîtres de l’heure. Sans eux pas un mur ne sort de terre, pas une vitre n’est remise, pas un toit n’est réparé. C’est le cas de dire qu’ils font la pluie et le beau temps. Les commerçants gémissent sur la crise des transports, mais à aucune époque et dans aucun pays ils n’ont vu s’ouvrir devant eux de plus belles perspectives, puisque des milliers et des milliers de familles ont tout à racheter depuis le paillasson jusqu’au matelas. Les architectes ne savent où donner de la tête ; les entrepreneurs sont des Pharaons. Et plus sûrement que le baccalauréat, la dactylographie conduit à tout.

Pendant ce temps une jeunesse grandit qui ne ressemblera pas tout à fait à celle que nous avons connue. Mgr Lesne, le Recteur de l’Institut catholique, — un des plus beaux monuments de Lille et une des plus belles œuvres d’initiative privée, — me disait qu’il était très frappé des deux tendances parallèles qui se dessinaient chez les jeunes gens. La guerre a stimulé le mysticisme de la race flamande, et les vocations religieuses remplissent les séminaires. Mais en même temps elle a développé chez les autres l’esprit pratique et le désir d’arriver vite, en mettant les bouchées doubles, à une situation bien rémunérée. D’autre part les familles réfugiées à Paris ou dans le reste de la France ont confié, pendant ces quatre années, leurs filles à des établissements où elles ont trouvé une instruction plus complète et plus moderne. Les jeunes filles ont rapporté un goût de l’étude que leurs parents sont obligés de satisfaire et qui modifie les vieilles conceptions. Pour la première fois l’Institut catholique les admet à ses cours. Et plusieurs s’étaient déjà fait inscrire au cours de chimie.

Mais un des documents les plus curieux de l’orientation nouvelle m’a été fourni par les libraires. Leur clientèle a changé. C’est maintenant une clientèle ouvrière. Les ouvrages de science, les traités de chimie et d’électricité, tous les manuels Roret, s’enlèvent plus vite que les romans à neuf sous, il n’est pas rare de voir un apprenti entrer, demander un livre qui vaut vingt francs et le payer sans sourciller. La France de demain s’équipe.


ANDRÉ BELLESSORT.