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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/540

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l’Homme à la grande barbe, un anormal balai de poils descendant de ses joues et de son menton jusqu’à ses cuisses ; il parle bien, d’ailleurs, s’exprime avec convenance et « paraît avoir reçu de l’éducation. »

Enfin, à dix heures du soir, le souper fut servi : Turgy, Marchand et Chrétien remplissaient leur office ; Manuel, le procureur de la Commune, resta debout à côté de la chaise du Roi. Le repas fut long et silencieux : « on fit semblant de manger pour la forme, » et le Dauphin, qu’on avait dû réveiller, se rendormit si profondément dès les premières cuillerées de soupe, que Mme de Tourzel le prit sur ses genoux où il continua sa nuit.

Vers onze heures, un municipal avertit la gouvernante que la chambre du prince royal était prête à le recevoir ; il prit aussitôt l’enfant dans ses bras et l’emporta si rapidement que la marquise et Mme Saint-Brice eurent de la peine à le suivre. L’homme traversa trois salons, s’engagea en un très long couloir que, dans son émotion inquiète, Mme de Tourzel prit pour un souterrain et qui n’était autre cependant que la galerie longue de 35 toises (68 mètres) unissant à couvert le palais à la Tour et servant jadis au prince de Conti de bibliothèque et de musée. Ce passage faisait un coude à mi-longueur et se continuait ensuite plus étroit jusqu’au donjon. Enfin, le municipal, le prince endormi, les deux femmes angoissées débouchent dans une haute salle gothique, se détournent aussitôt pour s’engager dans la spirale d’un large escalier de pierre, auquel, après quelques marches, succède un autre escalier, de pierre également, courbe et exigu ; un palier ensuite, un escalier encore, de bois celui-ci, et l’on est au deuxième étage de la Petite Tour, dans le billard de l’archiviste Berthélemy : quatre mètres de long, trois mètres de large, le plafond bas, des fauteuils en velours d’Utrecht bleu et blanc, un canapé de forme circulaire, un chiffonnier on bois de rose, un grand bureau de Boule ; aux murs, quelques gravures galantes : le Bain de Diane, le Coucher, de Van Loo, — d’autres encore, encadrées de baguettes dorées : … le luxe aux yeux d’un célibataire bourgeois qui aime ses aises et ne manque pas de goût, le dénuement pour qui est né à Versailles et sort des Tuileries. On avait dressé deux lits de sangle, l’un pour le dauphin, l’autre destiné à Mme de Tourzel, qui ne fit aucune objection, coucha le prince sans dire un mot et s’assit auprès de lui, l’esprit perdu en de