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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/566

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Bagdad et de la Perse de Nadir-Schah. Il y avait du vrai dans ces récits, et plusieurs personnes privées avaient leurs raisons pour se plaindre amèrement de l’arbitraire du Pacha de Yalta. Mais d’autre part, on affectait d’ignorer les côtés hautement respectables, — presque légendaires pour les temps modernes, — du caractère de Doumbadze et de son activité. Il était absolument inaccessible aux considérations de fortune et de bien-être. Père d’une nombreuse famille, il se contenta, pendant les longues années de son despotique gouvernement, d’une paye plus que modique, nichant dans quatre méchantes chambres qu’on lui avait réservées dans les communs de Livadia. Dans les dernières années seulement, il fut un peu mieux payé et reçut un appartement conforme à son rang et à ses fonctions. Mais pendant tout ce temps même ses ennemis les plus acharnés n’ont jamais pu l’accuser de la moindre indélicatesse d’argent.

Tel était l’homme qu’on s’apprêtait à nommer à la place du défunt Déduline et à attacher définitivement à la personne de l’Empereur. Mais en ce moment survint un incident que personne, — sauf des officiers caucasiens des années quarante, — n’aurait pu ni prévoir, ni comprendre.

Au beau milieu de sa plus grande faveur de cour, Doumbadze qui remplissait encore les fonctions de gouverneur militaire de Yalta, apprit que dans l’un des plus modestes hôtels de cette ville venait d’arriver le célèbre « vieillard » Grégoire Raspoutine ; et le lendemain même, ledit « vieillard » fut, par ordre du Gouverneur, renvoyé de Yalta et des environs comme « personnage n’ayant pas d’occupation, ni de moyens avérés d’existence. » Etant donné le « petit état de siège » auquel était soumise la ville pendant les séjours de la famille Impériale, cette expulsion était tout à fait légale. Mais on peut s’imaginer l’effet produit ! La santé de l’Impératrice périclita immédiatement et son excellente humeur, résultat du climat bienfaisant de la Grimée et de la charmante vie de famille au sein d’une nature radieuse, — se changea tout d’un coup en une sombre inquiétude nerveuse. La Vyroubova se mit à faire la navette entre Livadia, l’église de l’évêché et le modeste hôtel où étaient restées la femme (plutôt l’une des femmes) et une des filles de Raspoutine. Les gens de la Cour, en rencontrant Doumbadze, le regardaient comme on regarde un fou ou bien un criminel politique. Enfin, après deux ou trois jours d’une pénible indécision