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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/568

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Arrivé à l’heure désignée au nouveau Palais de Livadia que je n’avais pas encore vu, je dus attendre mon audience pendant plus d’une demi-heure. L’Empereur, à la promenade avec ses filles, contre toutes ses habitudes, était en retard. La cour vivait à Livadia avec une grande simplicité. Le Palais ne possédait pas de salle d’attente spéciale, l’aide de camp de service accompagnait généralement l’Empereur dans ses promenades. Je passai, donc une demi-heure dans le joli et assez vaste hall du palais, en compagnie du portier, — (le suisse comme on l’appelle encore chez nous) — vieux et aimable serviteur qui se mit à me questionner avec beaucoup d’intérêt et quelque connaissance de la matière, sur les événements qui venaient de se dérouler en Bulgarie. Cet original colloque du portier et du Ministre plénipotentiaire, — et l’on osait douter à l’étranger de nos mœurs éminemment démocratiques ! — ne prit fin qu’avec l’arrivée de Sa Majesté qui me fit de suite venir chez Elle. L’Empereur m’accueillit gracieusement et m’adressa quelques phrases banales. « Quant aux affaires, ajouta-t-il, nous en parlerons après déjeuner ; nous avons assez tardé sans cela. » Assistaient au déjeuner, outre l’Empereur et les quatre jeunes grandes-duchesses, seulement une dizaine de personnes de l’entourage immédiat de la Cour, entre autres la célèbre Vyroubova et le moins célèbre amiral Niloff. J’avais ma place à gauche de Sa Majesté entre les grandes-duchesses Tatiana et Anastasie. Les quatre jeunes princesses rivalisaient de charme et de grâce, et la cadette, Anastasie, une enfant de douze ans, me plut surtout par son regard si vif, si intelligent et si franc ; j’entamai un bout de conversation avec ma délicieuse voisine de table et fus charmé du tour à la fois enfantin et sérieux de ce qu’elle disait.

Au moment où j’écris ces lignes [1], on ne sait rien dans le monde civilisé, — ou se disant tel, — du sort de ces malheureuses jeunes filles. On sait que leur père a été cruellement et indignement assassiné par le ramassis de brigands auxquels obéit à l’heure actuelle la Russie. Dos bruits sinistres circulent sur le sort de ces quatre délicieuses jeunes filles arrachées des plus brillants sommets de l’existence, où elles ne respiraient encore qu’une atmosphère de beauté et de vertu, et

  1. Octobre 1918.