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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/580

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remplacé par un Sturmer, — il ne fut que le simulacre de premier ministre, et la machine gouvernementale travailla le plus souvent en dehors du Président du Conseil. Cela faisait précisément l’affaire de toute espèce d’aigrefins et de personnages louches qui commençaient à cette époque à pénétrer même jusqu’aux marches du trône et qui étaient enchantés de l’absence à la tête du pouvoir officiel d’une direction ferme et d’une volonté implacable.


J’allai comme toujours, lorsque je venais à Pétersbourg, faire une longue visite à notre ancien ambassadeur à Constantinople, Mr. Zinovieff. Il avait été d’ailleurs l’un de mes prédécesseurs à Stockholm et je venais recueillir avec intérêt ses impressions et ses opinions sur les hommes et les choses de la Suède. Il avait aimé le pays et il y avait été populaire et apprécié.

De la Suède nous passâmes tout naturellement aux questions de la politique générale. « Ecoutez, M. Nékludoff, me dit avec sa franchise habituelle le vieux et distingué diplomate ; que fait-on chez nous ? Nous allons tout droit à la guerre. On arme en Allemagne, en Autriche et en Turquie, on ronge avec rage son frein à Sofia, et nous avons l’air de ne pas du tout nous en apercevoir ! Si vous leur disiez donc tout ce que vous venez de me dire à moi ; ils devront vous écouter. — D’abord je l’ai dit et écrit à plusieurs reprises au ministère. Et puis, n’oubliez pas, mon cher ambassadeur, que dans le moment actuel je suis l’homme qui a subi un échec ; à tort ou à raison, cet échec on me l’impute ; alors j’ai encore moins de crédit que je n’en avais auparavant. Pourquoi ne confiez-vous pas vos pensées et vos préoccupations à M. Sazonoff ? Il vous a, je le sais, en bien grande estime. — Mais j’ai parlé à plusieurs reprises ! Que voulez-vous, ces jeunes gens ne veulent pas m’écouter... (Les jeunes gens avaient à cette époque cinquante ans bien sonnés, mais l’excellent M. Zinovieff en avait près de quatre-vingts). — J’estime beaucoup M. Sazonoff, continua mon aimable interlocuteur ; c’est un gentleman accompli, il a beaucoup d’esprit et de culture et, — malgré sa jeunesse, — pas mal d’expérience ; il juge les hommes et les choses remarquablement, surtout quand il les juge lui-même et par lui-même ; il