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Mon oiseau bondit et s’accroche à la queue de son ennemi à trente mètres peut-être.

Tac, tac, tac... De quelle jolie cadence me berce ma mitrailleuse et comme son rythme est sympathique à entendre ! A si courte distance, impossible d’utiliser un appareil de visée. La tête hors du capot, la main aux manettes, prêt à brusquement couper le moteur au cas où sous la douleur d’une blessure, mon adversaire, par quelque fausse manœuvre, me barrerait la route, je corrige le tir avec les balles lumineuses dont ma bande de cartouches est garnie. Semblables à des étoiles filantes un instant aperçues, elles s’enfoncent, puis s’éteignent dans le dos de l’appareil allemand.

Tac, lac, tac... A mon tour de mener la danse ! combien d’heures de vol, de souffrances parfois, n’ai-je pas totalisées dans l’espoir de cette minute et maintenant le moment est venu de la savourer intensément. Il a essayé un retournement : je l’imite ; plus rien ! Ce damné camouflage le rend donc invisible. Le voici 100 mètres en avant qui pique pour prendre de la vitesse, se dissimuler au ras du sol. De nouveau, derrière lui, à peine si je lui laisse le temps de quelques zig-zags ; les yeux grandis par l’attention, je suis sa trace, tel le lévrier la gueule déjà ouverte sur la proie qu’il poursuit. Non loin vire-volte mon camarade, tout prêt à me prêter main-forte.

Tac, tac, tac... touché ! Il a levé un bras en l’air en un geste épouvanté comme pour demander grâce, supplier d’arrêter le feu. Bandit ! souviens-toi des Flandres où mon moteur arrêté, je me débattis seul, loin dans vos lignes, contre huit de tes pareils aussi lâches que des assassins ! Souviens-toi de B... de L..., un de mes plus chers amis que toi et les liens avez descendu en flammes ici même voici trois mois ! Souviens-toi de votre guerre de barbares, des enfants mutilés, des femmes éventrées et de vos camps de prisonniers dont je m’échappai et où l’on meurt de misère !... Cesser le feu ?... Souviens-toi... Souviens-toi donc !

Un flocon de fumée noire se dégage de l’appareil, s’épaissit, et avant que j’aie eu le temps de revenir de ma surprise et de comprendre le sens de son geste d’abandon, l’avion tout entier n’est plus qu’une torche enflammée qui s’engloutit vers le sol. Non loin du Moulin de Laffaux, dans la terre bouleversée et creusée de trous, tout s’écrase en un feu d’artifice impressionnant.