Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/636

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Notre D. C. A. [1] sidérée, croirait-on, n’a pas même tiré un shrapnel d’alarme. Je donnerais des années de vie pour l’intensité des secondes qui passent, dont sous mon bonnet les artères gonflées battent la cadence. Maintenant se précisent et sa forme et ses couleurs. C’est un Albatros, la queue en pelle en fait foi, de dimensions inusitées, les croix noires bordées blanc se détachent d’une peinture marron. On le sent aussi pesant, aussi lent surtout que mon Spad peut être foudroyant dans chacune de ses évolutions... Il passe Guiscard, prend la route de Noyon... Laissons-le s’enhardir ! Quelle fortune inouïe cependant ! 3 000 mètres au-dessus de lui, irisé par le soleil, estompé par la brume, je lui suis totalement invisible... Et toujours personne... Je ne tirerai qu’à quelques mètres. « Tu entends : tu ne tireras qu’à quelques mètres... » Instruit par l’expérience et les conseils des « As, » je sais la manœuvre exacte : le résultat est mathématique...

La plongée... brutalement... tête en bas... Il semble que ce soit lui qui remonte au contraire vers moi comme un énorme têtard venu des profondeurs de l’onde respirer à la surface… je coupe sa ligne de vol loin en arrière... Maintenant il passe au-dessus de ma tête, diminue aussi vite qu’il grossissait la seconde d’avant... Je redresse, puis le moteur plein gaz à fond, ajouté à l’élan formidable de la chute et un bond d’ascenseur express me hisse d’un seul coup sous son ventre livide... Ma vitesse est telle, en un éclair plus rapide qu’aucune pensée qu’il devient à nouveau si énorme, si proche que je crois le couper en deux... « Tu ne tireras qu’à quelques mètres... » Serment terrible ! je me raidis de toute ma volonté pour ne pas succomber à la tentation... Le voilà deux ou trois fois plus gros que mon Spad... sa coque à elle seule remplit le viseur...

Tac !... tac !...

Deux coups !... Arrêt... Le petit levier de la mitrailleuse reste en l’air... De ma main gauche, j’empoigne la direction ; de la droite, passée hors du capot, j’assène de furieux coups de poing sur le levier récalcitrant... je suis à quelques mètres sous le ventre de l’adversaire toujours ignorant de ma présence. Il me faut louvoyer pour ne pas gagner de vitesse, maintenir nos distances sans éveiller l’attention du pilote ni de

  1. Défense contre aéronefs.