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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/658

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guère que des murs nus. Mais le premier mètre de tissu est sorti au mois d’avril.

« Le départ a été lent, pénible, me disait M. Delvas, un des chefs de la maison Allart Rousseau, une des plus grandes maisons de peignage avec celle des Motte. L’État reculait devant l’énormité des chiffres. Enfin, le ministre a lâché d’un coup soixante-douze millions aux grosses usines de Roubaix. D’autre part, nous avons retrouvé une partie de notre matériel électrique dans les dépôts de Maubeuge où les Allemands avaient entassé d’immenses réserves. Mais nous n’avons pas encore récupère nos garnitures de cardes, et celles que nous commandons à Rouen, en Alsace ou en Angleterre ne nous seront livrées que dans des mois et des mois. Les Allemands en ont expédié un grand nombre à Leipzig : nous le savons, et nous prions instamment qu’on les fasse revenir. Mais sur cette question le gouvernement montre une étrange inertie. On nous a répondu textuellement au ministère que, « tant que le traité ne serait pas ratifié, l’Allemagne ne tolérerait point le passage de ces caisses à travers son territoire. » Malgré tout, nous devons nous estimer contents. Depuis le mois de mars, notre usine est remise à peu près en état. Nous avions seize cents ouvriers avant la guerre ; nous en avons quatorze cent cinquante aujourd’hui, et nous atteignons le soixante pour cent de notre production normale. — La journée de huit heures vous gêne-t-elle ? lui demandai-je. — Pas du tout, me dit-il. Autrefois, nous tournions vingt et une heures et demie. Maintenant que nos ouvriers sont divisés en trois équipes, nous tournons vingt-quatre heures. » Je lui dis : « L’augmentation des frais ne vous fait-elle pas redouter la concurrence allemande ? — Elle était déjà formidable, me dit-il ; mais nous ne la craignons pas. Les Allemands, dans l’industrie textile de la laine, sont bien moins favorisés que nous. Nous trouvons sur place le peignage, la filature, le retordage, la teinture et le tissage ; chez eux, tout est disséminé. Puis ils n’ont pas notre génie inventif. C’est nous qui composons les nouveaux tissus et qui faisons la mode. Ils continueront de nous copier studieusement… Je ne donne pas dix-huit mois à Roubaix pour se relever. Nous sommes une race d’entêtés drapiers flamands. Le Roubaisien est tiache, c’est un mot de notre patois qui signifie qu’on ne lâche pas le morceau. »