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manqué de voir là tout l’intérêt du livre. Mais l’auteur est un Allemand ; il remplace la psychologie par la métaphysique. La figure même de l’héroïne n’est pas mieux étudiée. Qui est cette Chotek, cette petite comtesse de Bohème, qui s’est mis en tête d’épouser, en dépit de tous les protocoles et de toutes les archi-duchesses, un futur empereur ? Nous la voyons passer çà et là un instant dans le fond du récit comme une personne aperçue au bout d’une avenue. La première fois, c’est à Prague, au bal du gouverneur : une « grande perche » avec des yeux de feu, qui dévorent l’héritier du trône. « Ça ? de l’aristocratie locale, mais gueux comme Job, une potée d’enfants. De la graine de vieille fille, de dame d’honneur ou de chanoinesse. » Et en effet, cent pages plus loin, nous retrouvons la demoiselle, dame d’honneur par charité dans une famille archiducale, gratifiée par la Providence de sept filles à marier. Elle a pris un peu d’embonpoint, et toujours ces yeux de charbons ardents. Et justement, c’est à Presbourg, dans la famille aux sept cousines, que l’archiduc s’empresse désormais jusqu’à deux et trois fois par semaine : et toute la cour se demande avec des sourires entendus laquelle des cousines sera l’heureuse impératrice, quand on apprend subitement que l’héritier du trône ne va si souvent chez elles que pour leur gouvernante.

On aimerait savoir pourquoi, et quelles pouvaient être les raisons de l’ascendant qu’avait la Chotek. On ne s’explique pas le charme de cette figure vulgaire, vraie beauté de gendarme. Encore si elle était jolie ! Si le prince, folie pour folie, avait eu l’idée de s’éprendre d’une de ses sujettes et de mettre sur le trône quelque aimable Viennoise ! Il y a toujours pour la beauté des trésors d’indulgence. Mais on ne peut s’empêcher de trouver quelque chose d’irrémédiablement faux dans le cas de la subalterne qui supplante sa maîtresse et de la dame de compagnie qui souffle son fiancé à la fille de la maison. Il fallait une magie de fée pour enlever à cette action son caractère de rouerie, son air d’intrigue de femme de chambre. Qu’est-ce qu’elle avait donc, cette Chotek, avec son air hommasse, pour envoûter ce grand dadais et pour mettre si fort le grappin sur son cœur ? Était-elle très intelligente ? Savait-elle l’amuser, le flatter, lui donner confiance en lui-même, exalter l’opinion qu’il avait de sa valeur ? Comment s’y était-elle prise pour faire et même pour concevoir cette invraisemblable conquête ?