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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/696

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Nièvre. Ce n’est pas ce que j’étudie ; et cette politique de Jules Renard, en somme, n’a pas d’autre inconvénient littéraire que de lui avoir fait manquer ici ou là ses personnages de « curés : » il ne peint pas le curé, il en mange. Et l’on n’y peut rien. Sa peinture des villages en est moins vraie ; Balzac le lui eût reproché. Mais on a beau refuser toute philosophie et se réfugier dans la seule réalité, l’on aboutit à une philosophie, parce que la réalité en contient une et qu’il faut bien que l’on découvre dans la réalité même.

Jules Renard ne l’a point exprimée. Il l’a découverte pourtant, peu à peu, lentement. Il ne l’avait pas découverte quand il écrivait les Cloportes. Mais lisez les Bucoliques et Le vigneron dans sa vigne. C’est une philosophie de la nature et aussi de la nature humaine ; c’est une intelligente amitié pour les âmes et aussi pour les champs, pour les arbres, pour les saisons et les heures, pour les objets que leur contact avec les gens, avec leur travail et avec leur souffrance, a en quelque sorte animés ou munis d’une âme. Lisez, dans les Bucoliques, cette invocation : « Seigneur, s’il est vrai que vous seul soyez grand, ne réservez pas à ma vieillesse un château, mais faites-moi la grâce de me garder, comme dernier refuge, cette cuisine avec sa marmite toujours en l’air…, avec la lune en papier jaune qui bouche le trou du tuyau de poêle, et les coquilles d’œufs dans la cendre…, avec un chien à droite et un chat à gauche de la cheminée, tous deux vivants peut-être, et le fourneau d’où filent des étoiles de braise,… et cette demi-douzaine de fers à repasser, à genoux sur leur planche, par rang de taille, comme des religieuses qui prient, voilées de noir et les mains jointes. » Et, dans le Vigneron, lisez « Le petit bohémien. » Ce n’est que l’histoire, une histoire à peine, d’un gamin sans feu ni lieu, qui s’approche d’un troupeau, d’une maison, pour être moins seul, et qui s’approche de vous, sur la route, chemine avec vous, non comme un petit mendiant, mais comme un petit compagnon. Puis il faut se quitter pour la vie : « Il s’éloignait déjà ; mais il se retourna comme s’il avait oublié quelque chose et m’apporta sa main tendue que je serrai, sur la route déserte, d’une pression furtive… » Je me rappelle que je vantais à Jules Renard son Petit bohémien et qu’il me répondit : — N’est-ce pas ? On trouve ces petites choses à la promenade et on les rapporte chez soi comme un bol de lait qu’on a peur de renverser… (Je ne mets pas de guillemets, n’étant pas sûr de tous les mots : et l’on craint de gâter une phrase de Jules Renard.)


ANDRÉ BEAUNIER.