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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/710

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conseil. Il possédait cette qualité rare qu’on appelle le sens commun. Avisé et subtil, il aimait à railler, mais il enveloppait sa raillerie d’un vêtement qui en dissimulait la pointe aux yeux des gens non avertis ; il apportait en tout, dans ses opinions et dans la forme qu’il leur donnait, un calme et une volonté de mesure qui étaient l’expression même de la nature de son esprit. »

On ne saurait mieux peindre l’homme et il semblait voir apparaître Francis Charmes, tel que nous l’avons vu si souvent arriver aux Débats, vers dix heures du matin : petit, blond, courtois, les cheveux symétriques et la barbe bien arrangée. Il s’asseyait dans l’un de ces grands fauteuils de cuir où la tradition veut que Chateaubriand se soit assis. Il prenait part à la discussion, d’une voix nette, qui s’élevait peu. Il parlait avec fermeté plutôt qu’avec chaleur. Il tenait les mains élevées et réunies, les doigts appuyés les uns contre les autres. Par moments, il levait les sourcils, en ouvrant ses yeux bleus, d’une clarté singulière. Il était d’un conseil excellent, et je l’ai vu qui refaisait des articles de débutants avec une sûreté et une bonne grâce parfaites. Aux Chambres, s’il parlait rarement, ses discours portaient. Dans le cours limpide de sa conversation passaient des anecdotes et des portraits. Vers onze heures, il quittait le fauteuil de Chateaubriand, en frappant les crosses de ses paumes, et il allait dans une petite salle écrire son article. Cet article avait invariablement la même longueur, une colonne et demie, qui faisait quatre feuillets d’une écriture égale, ni grosse ni petite, ronde, un peu appuyée. Il y avait trois paragraphes. Tout cela était net, clair, ordonné et terminé à une heure. Les questions étaient exposées, la discussion menée avec un art auquel l’adversaire avait peine à échapper, et quelquefois avec une âpre et secrète malice. Après quoi, Francis Charmes prenait son chapeau, dégageait de son foulard le cordon de son lorgnon, et s’en allait vers la rue Bonaparte à petits pas pressés, sans remuer les genoux.

Brunetière mort, Francis Charmes dirigea la Revue des Deux Mondes. M. Cambon a fait de ces deux hommes un joli parallèle. « Le premier décisif et systématique, si éloquent et si entraînant qu’il semblait qu’auprès de lui on respirait un air de tempête, exerçait une sorte d’apostolat... Au contraire, Francis Charmes écrivait tout uniment, comme de source. Il dissimulait la personnalité de ses idées sous une forme qu’il rendait aussi peu personnelle que possible. »

Et du même coup, M. Cambon a donné une jolie définition de la Revue elle-même : « ce recueil où les plus grands dans le monde des