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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/838

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Enfin ces anxiétés ont réagi sur les plus petites choses du ménage. Madame (de) B(rugnolle), qui ne veut pas dépenser un liard en mon absence, est sans domestique depuis vingt jours. Elle fait tout elle-même à cause de cette idée que je puis partir. J’ai usé les provisions de fruit, et le fruit, cette année, est hors de prix. Les poires valent soixante-quinze centimes, les pommes trente centimes. J’avais quinze cents poires, et j’ai fait comme les avares qui donnent à diner et qui se donnent une indigestion. Non, si tu savais les dérangements que tu as exercé sur mon petit Etat, tu saurais que, présente, tu n’aurais pas été plus agissante, ni plus vive, ni plus questionnée, ni plus écoutée. Il était question de toi à toute heure, à toute minute. Juge ce qu’il en était dans le cœur du Noré. C’est indicible. On ne faisait rien parce que je partais ; on ne faisait pas parce que je partais, et Madame de B(rugnolle) en était arrivée à désirer une lettre (une lettre qui n’est pas encore arrivée) autant que je la souhaitais moi-même.

Cette situation ne se recommencera pas. Je vais m’ordonner à moi-même de travailler pendant un mois, sans regarder ni en avant, ni en arrière. Si quelque chose peut calmer les angoisses que j’ai eues, c’est qu’il s’est agi de ta santé, mon cher trésor. Ce mot-là est un talisman. Il me ferait rester un doigt pris dans une porte sans rien dire. Aussi, ne pense plus à moi dès que ta chère santé se trouve en jeu. Soigne-toi bien ; c’est ma gloire que ton cher, jeune, radieux visage, c’est mon bonheur, et je ne sais pas ce que je ne ferais pas pour voir le sourire sur tes lèvres, le soleil et la joie et du contentement dans tes yeux, et tes petites pattes de taupe, agiles et tracassant un bijou ! Je t’aime, vois-tu, à faire les plus grands et les plus réels sacrifices, à laisser là Paysans et journaux et à m’enfoncer de deux ans dans ma dette pour te voir une heure ; mais, hélas ! je ne suis que trop lié par les chaînes de l’argent !

Je rêve de Dresde ! Je connais le devant et le côté de l’hôtel de Saxe, à te dire comment sont les rideaux des fenêtres ; je m’en suis tout rappelé. Et le marché donc ! Oh ! combien je voudrais y être, aller t’y dire un mot, qui durerait deux jours à prononcer, et repartir !

Allons, adieu. Je te dis adieu dans mes lettres, comme je te disais bonsoir à Pétersbourg, dans l’hôtel K(outaïsoff) ; nous nous promenions dix minutes.