Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 56.djvu/214

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il y a des moments où « le seul fait d’exister suffit à remplir l’âme d’un sentiment de triomphe. Un flot débordant d’optimisme balaie tous les motifs de trouble et de tristesse. » « Une demi-heure de flânerie, dans la rue, dans une gare, découvre tant de beauté qu’il est impossible de résister à un transport de bonheur. Et ce ne sont pas seulement les belles choses qui produisent cet effet-là. Un coup de soleil sur un mur nu, sur un trottoir boueux, la fumée d’une locomotive, la nuit, prennent une signification, une importance soudaine, dégagent une puissance de poésie qui arrête tout d’un coup la respiration avec un sentiment de certitude et de bonheur. Ce n’est pas que ce mur, cette fumée en soi aient le moindre intérêt, contiennent la moindre idée générale ; seulement, ces choses tout à coup apparaissent merveilleuses, uniques. C’est comme d’être amoureux d’une personne. Cette personne est ce qu’elle est, ni plus grande ni plus belle que la réalité. Mais c’est un plaisir extraordinaire que cette personne existe. Je crois que ma grande affaire est d’être amoureux de l’univers… » Et toujours ce sentiment que tout fuit, que tout passe, qu’aucun des spectacles qui composent chaque minute de cet univers ne se reproduira une seconde fois, que tout ce qui nous entoure, « cette province solide, ces bourgeois solennels, ces vieilles filles, ces hommes d’affaires, que tout cet ordre de choses imperturbable qui m’environne, s’évanouira comme une fumée ; que toute cette écrasante réalité présente deviendra aussi morte, aussi étrange, aussi fantastique que le temps des crinolines ; » partant, que toutes ces choses fugitives sont précieuses, qu’aucune n’est vulgaire, que toutes ces apparences destinées à mourir en prennent une valeur plus rare, cette valeur de l’éphémère qui met une vague angoisse dans le cœur du poète à la chute de chaque jour, quand « la lumière s’attarde encore sur la colline avec le premier frisson de la peur de la nuit, » — lui fait dire, au retour d’un voyage : « J’ai vieilli. Je suis un peu plus mort que je n’étais, » et lui a inspiré quelques-unes de ses plus pénétrantes poésies : « Adieu, jour que j’aimai !… »

Je me rappelle qu’un de mes amis anglais, après un long séjour de douze ou quinze ans en France, rentré dans son pays aux environs de 1905, fut frappé du changement qui s’était produit dans l’intervalle. Toute une nouvelle école poétique s’était formée en son absence. Le public ne s’en doutait pas