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Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 56.djvu/348

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« signorile, » comme disent les Italiens ; le mot qu’il emploiera le plus volontiers, quand il voudra faire un éloge, sera celui de noble. Il ne croit pas au privilège de la noblesse ; mais il aime, d’instinct, la noblesse de l’esprit et du cœur.

Il apporte donc avec lui la vocation des lettres, et commence à préparer le concours d’entrée à l’École Normale : dure épreuve. De tous les points de la France, les jeunes gens arrivent et s’engouffrent dans les rhétoriques de Paris. Ils ont eu de beaux prix, dorés sur tranche ; ils ont été la gloire de leur lycée provincial ; le professeur leur a serré la main lorsqu’ils sont partis, et leur a prédit une destinée brillante, au moins égale à la sienne. Ils ont une âme neuve, un zèle ardent et des yeux pleins de mirages. Ils ont dix-huit ans ; ils n’hésitent pas à s’enfermer derrière ces vieux murs, à subir l’horreur d’une vie dont tous les mouvements sont réglés au son d’un tambour barbare, les rangs deux par deux, les relents du réfectoire, l’étude trop chaude sous les becs de gaz rougeoyants, et le dortoir, la seule prison où on ne puisse même pas rêver. Ils travaillent. Mais le mérite de cette liberté sacrifiée, l’application, l’effort, ne suffisent pas ; ils sont deux cents à affronter le concours, et il y a vingt places, pas une de plus. Cette certitude donne à leur labeur un caractère âpre, et comme désespéré. Quelques-uns se troublent et s’exaspèrent. D’autres se fanent et se dessèchent. D’autres encore se résignent à la perte de leurs espoirs, et continuent à ramer mollement sur la galère, rameurs fatigués qui ne savent plus où la galère les mènera.

Joseph Bédier entre à Louis-le-Grand. Henri-IV, Louis-le-Grand, les deux maisons concurrentes, l’une plantée sur la montagne Sainte-Geneviève, l’autre qui s’accroche a ses flancs, gardiennes toutes deux de la bonne tradition universitaire ; sérieuses et dignes. Mais cette année-là, l’atmosphère est ora- geuse ; on sent de l’agitation dans la ruche. La discipline est trop rude pour ces grands jeunes gens, que l’administration d’alors croit devoir traiter je ne dis pas en enfants, ce qui supposerait quelque tendresse, mais en captifs. La révolte gronde. Un jour, un rayon de soleil luit dans la cour; les élèves se massent sous sa tiédeur : cette attitude est jugée séditieuse par le pion, qui leur défend de profiter du rayon de soleil ; le soleil ne luit pas pour tout le monde. Alors on manifeste. Les pensionnaires