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Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 56.djvu/587

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Tipperary ! comme ils sont entrés dans nos demeures, et quels accents étranges ont résonné sous les toits de nos vieilles chaumières ! Quels mélanges ! quelle confusion ! Et, pour notre langue, quelle épreuve !

Elle y a pourtant résisté le mieux du monde. Voyez la zone d’influence de l’anglais, qui, après s’être limitée aux départements du Nord, est allée s’élargissant, et a fini par gagner toute la France quand les Américains sont venus ; considérez que, pour certaines régions, la durée de cette influence se chiffre par années ; et puis cherchez l’apport : vous trouverez l’effet hors de proportion avec les causes. Nous avons adopté Tommy, Sammy, no man’s land, tank : déjà crème de menthe est tombé en désuétude, et tank a seul survécu. En argot, finish remplace toute la conjugaison de « ne pas avoir ; » half and half a donné « afnaf, » qui a pris le sens de « fatigué ; » business a donné bizness, qui a pris le sens de « travail ; » on retrouve all right dans « olrède, » c’est à-dire « parfait, » et to pull up dans « pouleuper, » c’est-à-dire galoper ; rider désigne l’élégance du cavalier, horse a donné « ours ; » uppercut se traduit par eau-de-vie, et souinguer (to swing) par bombarder. Encore faut-il dire que beaucoup de ces nouveaux venus s’étaient insinués dans le langage populaire dès avant la guerre, qui les a recueillis avec faveur, mais ne les a pas créés. Même en allongeant la liste de quelques mots encore, en acceptant sans conteste ceux qui sont sujets à discussion, et en laissant une marge généreuse pour les découvertes prochaines, on ne va pas fort loin. En vérité, ces traces sont bien légères après une telle pression.

Or, les autres influences sont encore moins marquées. Si l’arabe a donné, ou a remis en usage, ou a étendu depuis la guerre caoua pour café, toubib pour médecin, gourbi et guitoune pour abri, bled pour terrain situé entre les deux lignes de feu, barca pour assez ; si l’annamite a donné cagna, et si l’on glane quelques mots serbes dans les milieux français où les Serbes ont séjourné, nous ne pourrons accuser ni nos troupes coloniales d’avoir fait régner la barbarie dans notre langue, ni nos alliés d’avoir péché par indiscrétion. La vérité est qu’en pareil cas, ainsi qu’on l’a fort bien dit, « ce n’est pas tant l’idiome du territoire occupé qui s’altère, surtout s’il est l’expression d’une civilisation supérieure : » c’est la langue des occupants.