Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 56.djvu/650

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

police, en le priant d’intervenir auprès du grand-duc Michel, chef suprême de la garde impériale. Ils espéraient obtenir de lui le renvoi de d’Anthès dans un régiment du Caucase. Ces tentatives restèrent vaines. D’Anthès, bien établi dans le monde de Pétersbourg, protégé par les grandes dames, soutenu par la Cour elle-même, ne songeait point à s’éloigner. Cette inquiétude des amis de Pouchkine, dès l’hiver 1836, indique la grave tournure qu’avaient prise les événements. Les amours de d’Anthès, qu’il ne cherchait point à dissimuler, étaient devenues un absorbant sujet de conversation et prêtaient aux commérages de toute la ville. Une amie de Pouchkine, arrivée récemment à Pétersbourg, avouait que la gloire du poète était éclipsée par les succès de sa femme et que l’on se souvenait de Pouchkine en province bien plus que dans la capitale.

Au début de cette affaire, Pouchkine lui-même avait observé une attitude extrêmement calme et même passive. C’est à peine s’il interrogeait sa femme, lui conservant malgré tout sa confiance, persuadé qu’à la première explication elle lui dirait toute sa pensée. S’il souffrait à cette époque, ce n’était pas encore de jalousie, mais d’un ensemble de circonstances pénibles et mesquines qui le réduisait au triste rôle de fantoche mondain. Et dans l’agitation de cette vie creuse et fatigante, il restait seul et muet, plaint par les uns, ridiculisé par les autres, avec une grande mélancolie au fond de sa pensée.


On se demande combien cette attitude distante de Pouchkine aurait encore duré si un événement d’ordre extérieur n’eût point déclenché son exaspération.

Un jour Pouchkine trouva dans son courrier une lettre anonyme. Cet ignoble papier distribué, à la même heure, parmi nombre de ses amis, avait fait le tour de la ville. Qui en était l’auteur ? Cette question ne fut jamais élucidée et demeure un mystère jusqu’à nos jours. Mais Pouchkine, dans sa colère, avait éprouvé la conviction certaine que l’insulte émanait des Heeckeren, père ou fils, peu importe. En eux, il vit les coupables, les deux êtres responsables de l’outrage qu’il avait reçu en plein cœur. Sa nature ardente se révéla prompte à agir ; il envoya sur l’heure à George d’Anthès une provocation laconique, sans motif précis, mais très nette. Le hasard voulut