Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 6.djvu/419

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

l’avenant pour l’habiller, et l’écritoire dont il se sert pour apprendre à écrire pèse 7 000 quintaux ; en revanche, il habite avec ses parents dans une maison qui est à la mesure des simples hommes et que trois hôtes avec leur suite suffisent à emplir. S’il se rend à Paris, c’est sur une jument colossale, à laquelle les cloches de Notre-Dame sont juste assez grosses pour servir de grelots, et l’on sait encore avec quelle aisance il noie 260 418 des tant sots, tant badauds et tant ineptes habitants de cette capitale ; mais, à part cela, il vit constamment à Paris ; il est élevé comme un jeune homme de taille moyenne ; et, quand il semblerait qu’il n’a qu’à lever la main pour anéantir le peuple entier de Picrochole comme il détruit le château de Vede, on le voit qui ruse, qui manœuvre longuement, qui mène à la tête de ses troupes toute une campagne dont le récit emplit une bonne partie du livre, et qui ne réussit à mettre en déroute l’armée ennemie que grâce à une heureuse diversion de l’un de ses lieutenants.

Il en est pareillement de Pantagruel. Son enfance, et aussi ses exploits, à la fin du chapitre ii, tout cela est d’un géant ; mais durant tout son séjour à Paris, le héros mène l’existence d’un simple étudiant riche : il s’étonne même que les commères le reconnaissent et se félicite de ne devoir cette célébrité qu’à sa science. Mieux encore au Tiers Livre : il s’y comporte à peu près constamment comme un homme de stature moyenne. Enfin, au Quart et au Cinquiesme[1], ce n’est qu’à de rares instants que nous pouvons nous le représenter comme un géant : par exemple, dans l’épisode du Physetère ou quand il déclare qu’il voit sur mer à « cent milles à l’entour ; » tout le reste du temps, il agit en simple seigneur et capitaine, navigue sur un bateau de tonnage ordinaire, et, sur terre, mène la vie la plus normale.

Rabelais ne se soucie point de logique : c’est par quoi il est en un sens si peu classique. Comme on voit, il est loin d’imaginer sans cesse ses héros comme des géants ; les traits relatifs à leur grandeur féerique, déjà moins fréquents dans le Gargantua que dans le Pantagruel, qui a été publié antérieurement, disparaissent à peu près au Tiers Livre pour revenir, mais fort rarement, dans les deux derniers.

  1. Nous admettons l’authenticité partielle du livre V, bien que la démonstration que nous avons esquissée dans l’Introduction de notre réédition de l’Isle Sonante doive être complétée.