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assurer l’ordre et la paix. Et néanmoins cette contrée sans unité, cette grande cité déjà cosmopolite sont, dans leur cœur et leur âme, profondément africaines. Ce sentiment complexe et à peu près indéfinissable, mais vigoureux et profond, d’être des Africains, c’est là le lien entre des races qui semblent faites pour se haïr et s’entre-déchirer. Et ce culte secret de tout Africain pour l’Afrique, Flaubert l’a symbolisé dans la déesse Tanit, qui est l’âme de Carthage et du pays tout entier.

Ainsi l’Africain peut être Latin ou Grec pour tout l’extérieur des mœurs : pour tout le reste, il est intimement l’homme de sa terre et de son ciel. De ce fait il y a, en Afrique même, comme une illustration allégorique dans les très antiques sépultures des rois numides : le Médracen, près de Constantine, et le Tombeau de la Chrétienne, près d’Alger. De loin, les deux édifices, sous leur revêtement architectural de pilastres, de chapiteaux ioniques et de fausses portes moulurées, offrent des silhouettes entièrement classiques, d’aspect grec ou latin. Mais pénétrez dans le souterrain : vous y trouverez de vieux logis funéraires, du type le plus local et le plus ancien. La façade des deux édifices peut être grecque ou latine, le cœur en est resté profondément africain.

Voilà donc ce que Flaubert a bien vu, malgré des erreurs de détail assez graves. Ne craignons pas de le répéter : c’était là l’essentiel. Mais surtout, à une époque où nous avions complètement perdu la conscience de nos origines, ô hommes africains, il nous a offert une image vivante et splendide de notre passé, le passé le plus triomphal de notre histoire. Il a fait flotter devant nos imaginations le souvenir d’un grand empire africain, avec ses flottes, ses armées, ses richesses amoncelées, ses libres citoyens, ses sujets, ses esclaves, ses foules de mercenaires, stipendiés par son or, qui viennent travailler ou guerroyer pour lui…



Et cependant, par une contradiction inconsciente, mais qui s’explique par la persistance, en ce grand novateur, de vieux préjugés romantiques, — Flaubert nous a représenté ce passé, rendu si vivant par son génie, comme quelque chose de mort à tout jamais, d’unique et de singulier, que l’on ne reverra jamais plus. Et néanmoins c’est le même homme qui, guidée