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carrière littéraire. Au reste, sa langue maternelle eût été la langue d’Oc et non pas la langue française. Racine, exilé à Uzès, ne comprend rien à ce que l’on dit autour de lui. On ne chante bien que dans sa langue maternelle, s’il est vrai qu’on peut écrire aisément et brillamment une prose apprise à l’école. Les grands écrivains du Midi, sous l’ancien régime, sont logiquement des prosateurs ; ils s’appellent Montaigne, Montesquieu, Fléchier, Massillon, Vauvenargues, Mirabeau ; mais les poètes se nomment du Bartas ou Lefranc de Pompignan. Seul André Chénier fait figure de grand poète ; mais, si son père est originaire de la vallée de l’Aude, il naît lui-même à Constantinople d’une mère grecque, et, s’il revient en France, il ne s’attarde point au pays natal et se fixe bien vite à Paris ; de sa race languedocienne il a conservé peut-être le sentiment dionysiaque des belles vendanges ; mais le français est, avec le grec, sa langue maternelle.

Après la Révolution, parmi tous les poètes qui se manifestent sur le sol du Midi de 1830 à 1870, les grands poètes sont de langue d’Oc, ils s’appellent Jasmin ou Mistral ; ceux qui écrivent en français sont, à part Théophile Gautier et Joseph Autran, des médiocres, oubliés aujourd’hui.

Mais à mesure que la civilisation française pénètre le Midi, la langue française devient de plus en plus, dans les villes au moins, la langue maternelle des enfants qui s’y développent ; dès lors, rien ne va plus les arrêter dans l’expression de leur pensée poétique. Et, de fait, depuis cinquante ans environ, bien des poètes, issus du Midi, ont abondé sur la place de Paris et de plus en plus dignes d’attention, de sympathie ou d’admiration ; parmi eux le plus grand a été Edmond Rostand.

Non seulement le plus grand par l’ampleur de son œuvre, sa puissance d’émotion et de diffusion, mais le plus Provençal peut-être aussi par la qualité de cette œuvre, en dépit de quelques apparences contraires. Rostand a peu parlé de son pays natal ; il ne suffit point de parler en vers de la Provence pour être un poète de Provence. En revanche, on peut l’être sans en parler : par la qualité de son chant, l’idéal que l’on célèbre, sa vision de l’existence, ses souvenirs, ses sensations, ses sentiments, ses images, tout ce qui fait en un mot la personnalité d’un homme et d’un poète. En ce sens on va voir qu’Edmond Rostand appartient étroitement à la Provence.