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moment la mesure est si comble qu’il m’a fallu en déposer une petite partie sur ta chère et fidèle âme. — J’ai lu ta lettre, ami, j’y répondrai plus tard. Tu me reproches de ne pas t’écrire et cependant, à peine s’il se passe un seul jour sans que je me donne le deux plaisir de causer avec toi. — J’attends le retour de la voiture avec une anxiété fatigante. — Vraiment, ce n’est pas vivre, que de se trouver toujours ainsi environnée de tourments. — Je reçois tes caresses pour adoucir l’amertume de ma situation présente. — Quelle déraison, faire souffrir Laure de la raideur de son frère ! !... Je suis brisée !

J’ai voulu me mettre à corriger : impossible, il est deux heures, je ne serai tirée de mon anxiété qu’à six heures; c’est bien long. Je me mets à réfléchir, les bras croisés, puis j’ai pensé qu’il me serait peut-être moins pénible de causer avec toi que toute seule. — On veut, je le vois, me faire renoncer à une séparation qui, sans doute, doit affliger beaucoup M. Berny. Mais voyons quelles sont les raisons qui peuvent me faire persister dans ma résolution, ou celles qui pourraient m’y faire renoncer. De ces dernières j’en vois bien peu. L’affliction de M. Berny est la plus puissante, sans doute; il m’est affreux d’affliger qui que ce soit, mais la position de mon cher Alexandre, si je l’abandonne, est un poids bien autrement pesant dans la balance, une chère victime qui de sa vie ne m’a donné de chagrin, qui a besoin d’avoir près de lui un être qui l’aime et qui adoucisse l’amertume que donne toujours à ses pensées le genre de son caractère. Lui qui ne cherche et ne trouve de distraction nulle part, et qui avait pris la douce habitude de se laisser aller à causer avec moi. Moi qui suis le seul être qu’il aime au monde, je l’abandonnerais? impossible ! or, ce serait l’abandonner que de vivre avec M. Berny, car je le vois, c’est fini à tout jamais entre son père et lui. Je ne veux pas juger cela, cette conduite de sa part est une conséquence de son caractère ferme et rect. Il y a partout des conséquences à subir : celles de la fermeté ne sont pas à comparer, pour leur préjudice, avec celles de la faiblesse. Je respecte la force et puis tout supporter d’elle, je méprise la faiblesse et n’en puis rien supporter sans de grandes souffrances. — Serait-ce pour mes autres enfants que je resterais près de M. Berny? il n’y en a pas un d’eux maintenant à qui ma séparation puisse être nuisible. Laure elle-même y gagnera plus qu’elle n’y perdra, je la