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Jeudi, 10 février.

Passant vers quatre heures sur la Liteïny, je m’arrête chez Soloview, le marchand de livres rares et de gravures anciennes. Tandis que j’examine, au fond du magasin solitaire, quelques belles éditions françaises du XVIIIe siècle, je vois entrer une svelte jeune femme d’une trentaine d’années qui va s’asseoir devant une table où l’on dépose un portefeuille d’estampes.

Elle est exquise à observer. Toute sa toilette révèle un goût sobre, personnel et raffiné. Sa pelisse de chinchilla, qu’elle entrouvre, laisse apercevoir une robe de taffetas gris d’argent, garnie de dentelles. Une toque de fourrure pâle s’harmonise à ses cheveux d’un blond chatoyant et cendré. Son visage hautain et pur a des modelés charmants, ses yeux clairs ont un regard velouté. À son cou, un rang de perles magnifiques scintille sous les rayons du lustre qu’on vient d’allumer. Elle regarde chaque estampe avec une attention sérieuse, qui l’oblige par moments à cligner des paupières en fléchissant la nuque. De temps à autre, elle se penche à droite vers un tabouret où l’on a posé un second portefeuille. Une grâce lente, onduleuse, caressante, émane de ses moindres gestes…

Quand je sors du magasin, je remarque un élégant automobile qui stationne derrière le mien. Mon chasseur, toujours avisé, me demande :

— Son Excellence n’a pas reconnu cette dame ?

— Non. Qui est-elle ?

— C’est la comtesse Brassow, la femme de Son Altesse Impériale le Grand-Duc Michel-Alexandrowitch.

Je n’avais encore jamais eu l’occasion de la rencontrer ; car, avant la guerre, elle vivait à l’étranger et, depuis, elle demeure presque toujours à Gatchina.

Son roman, qui fit un si grand scandale, est assez ordinaire. Fille d’un avocat de Moscou et d’une Polonaise, la jeune Nathalie-Serguéïewna Chérémétewsky épousa en 1902 un négociant de la ville, Mamantow, dont elle divorça trois ans plus tard pour se remarier avec un officier de la Garde, le capitaine de Woulfert. Le régiment des Cuirassiers bleus, où servait son nouveau mari, était commandé par le Grand-Duc Michel, frère de l’Empereur. Elle devint tout de suite sa maîtresse, au sens le