Page:Sand – La Guerre, 1859.pdf/8

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Qu’ai-je à faire, disais-je, de m’imaginer que ma pensée doit suivre cette armée ? que m’importe, à moi qui ne peux rien pour elle et à qui les actes de la force sont à jamais interdits ? Enfants et femmes, poëtes et vieillards, goûtons le repos que le destin nous donne, oublions les grandes énergies de ce monde ; saluons le mois de mai, le rossignol et les primevères. Ce monde, il est fait pour nous, les faibles, des dons éternellement beaux de l’éternellement jeune nature. Et que nous font à nous, artistes, les rois et les nations, les traités et les guerres, le bruit des armes et le canon des forteresses ? Tout cela n’empêchera pas ce brin d’herbe de se baigner en paix dans ce filet d’eau ; et je rêvai tout éveillé que j’étais le brin d’herbe, et que les armées passaient si loin, si loin de mon rivage, que je pouvais me dessécher là, aussi sourd, aussi tranquille, aussi indifférent que je l’étais le jour qui m’y vit naître. Pourtant, quelque chose battait dans mon cœur malgré moi, et c’est en vain que je me conseillais d’être heureux et d’accepter les doux loisirs de la vie. Tout à coup retentit une voix claire qui me criait : « Écoute, écoute vite, je passe ! Je passe et je ris de ton monde de poëte endormi. Le vrai monde que je conduis, c’est la pensée. Le tien n’est qu’un rêve. Ton Éden est vide, et la vie des choses sans celles des êtres pensants, n’est qu’un néant paré pour quelques fêtes de spectres. Écoute et crois, je suis la voix de l’humanité qui s’éveille, je suis la fête et le chant, le cri et le cantique de la vie. » Alors, sans comprendre qu’elle était cette voix qui remplissait de sons éclatants la terre et les airs, je me sentis ému et je lui demandai : « Toi qui passes si vite, dis-moi qui tu es, où tu vas, et de quel droit tu me dis d’ouvrir mon âme à tes paroles. »

« Je suis la guerre, répondit-elle, et je vais franchir les Alpes.