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JACQUES.

te ferais un plaisir de me procurer toutes les distractions que je pourrais désirer. Je n’ai pas accepté sur-le-champ, parce que je ne savais comment t’expliquer ce que j’éprouve, et je ne sais pas encore comment je vais te le dire. De l’ennui ? auprès de toi, et dans un si beau lieu, avec mes enfants et deux amis comme ceux que nous avons, il est impossible que je connaisse l’ennui ; rien ne manque à mon bonheur, ô mon cher Jacques ! et tu es le meilleur et le plus parfait des amis et des époux. Mais que te dirais-je ? Je suis triste parce que je souffre, et je souffre sans savoir de quoi. J’ai des idées sombres, je ne dors pas, tout m’agite et me fatigue ; j’ai peut-être une maladie de nerfs ; je m’imagine que je vais mourir et que l’air que je respire m’étouffe et m’empoisonne. Enfin je sens, non pas le désir, mais le besoin de changer de lieu. C’est peut-être une fantaisie, mais c’est une fantaisie de malade, dont tu auras compassion. Éloigne-moi d’ici pour quelque temps ; j’imagine que je serai guérie, et que je pourrai revenir avant peu. Tu me disais l’autre jour que M. Borel t’engageait beaucoup à acheter les terres de M. Raoul, et tu me lisais une lettre où Eugénie se joignait à lui pour te supplier de venir examiner cette propriété et de m’amener passer l’été chez elle ; j’ai comme un vague désir de prendre la distraction de ce voyage et de revoir ces bons amis. Engage notre chère Sylvia à nous accompagner ; je ne saurais me séparer d’elle sans une douleur au-dessus de mes forces. Réponds-moi par le retour du domestique que je t’envoie. Épargne-moi l’embarras de m’expliquer davantage sur un caprice dont je sens le ridicule, mais que je ne puis surmonter. Traite-moi avec cette indulgence et cette divine douceur à laquelle tu m’as accoutumée. Bonjour, mon bien-aimé Jacques. Nos enfants se portent bien.

LXIV.

DE JACQUES À FERNANDE.

Tes désirs sont des ordres, ma douce petite malade ; partons, allons où tu voudras ; prépare et commande le départ pour la semaine prochaine, pour demain si tu veux ; je n’ai pas d’affaire dans la vie plus importante que ta santé et ton bien-être. J’écris à l’instant même à Borel pour lui dire que j’accepte son obligeante proposition. Précisément j’ai des fonds à déplacer, et il me sera agréable de les porter en Touraine, sous les yeux d’un ami qui en surveillera le revenu. Il m’eût été cruel de faire sans toi ce voyage ; je ne sais pas si notre Sylvia pourra nous accompagner. Cela présente plus de difficultés et d’inconvénients que tu ne penses ; j’en parlerai avec elle, et si la chose n’est pas impossible absolument, elle ne te quittera pas. Nous partirons donc pour aussi longtemps que tu voudras, ma bonne fille chérie ; mais souviens-toi que si tu t’ennuies et te déplais à Cerisy, fût-ce le lendemain de notre arrivée, je serai tout prêt à te conduire ailleurs, ou à te ramener ici. Ne crains pas de me paraître fantasque : je sais que tu souffres, et je donnerais ma vie pour alléger ton mal. Adieu. Un baiser pour moi à Sylvia, et mille à nos enfants.

LXV.

D’OCTAVE À FERNANDE.

Ainsi, vous partez ! Je vous ai offensée, et vous m’abandonnez au désespoir, pour ne pas entendre les inutiles lamentations d’un importun. Vous avez raison ; mais cela vous ôte beaucoup de votre mérite à mes yeux. Vous étiez bien plus grande quand vous me disiez que vous ne m’aimiez pas, mais que vous aviez pitié de moi, et que vous me supporteriez auprès de vous tant que j’aurais besoin de vos consolations et de votre appui. À présent, vous ne dites plus rien. Je vous parle de mon amour dans le délire de la fièvre, et vous avez la charité de ne pas me répondre, pour ne pas me désespérer, apparemment ; mais vous n’avez pas la patience de m’entendre davantage, et vous partez ! Vous vous êtes lassée trop tôt, Fernande, du rôle sublime dont vous aviez conçu l’idée, mais que vous n’avez pas eu la force de remplir. Mon amour n’a pas eu le temps de guérir ; mais il s’est aigri, et la plaie est plus âcre et plus envenimée qu’auparavant.

Votre conduite est fort prudente. Je ne vous aurais jamais crue si ingénieuse : vous avez arrangé tout cela en un clin d’œil, et vous avez surmonté tous les obstacles avec toute l’habileté et tout le sang-froid du tacticien le plus expérimenté. Cela est bien beau pour votre âge ! Sylvia était brutale et franche ; elle partait en me laissant des billets où elle m’apprenait sans façon qu’elle ne m’aimait pas. Vous êtes plus politique ; vous savez profiter des occasions et les saisir au vol ; vous arrangez tout d’une manière si savante et si vraisemblable, qu’on jurerait que c’est votre mari qui vous entraîne, tandis que son cœur généreux et brave hésite, s’étonne et se soumet sans savoir ce qui vous passe par l’esprit. Sylvia se soucie médiocrement d’aller s’installer chez des gens qu’elle ne connaît pas, et qui la traiteront peut-être fort lestement ; mais vous ne tenez compte de rien. Vous me comblez devant eux d’hypocrites témoignages de regret et d’attachement, et vous évitez si bien de vous trouver seule un instant avec moi, que, si je n’étais furieux, je serais désespéré. Soyez tranquille ; j’ai autant d’orgueil qu’un autre quand on m’irrite par le mépris. Vous auriez dû me témoigner le vôtre dès le jour où j’ai eu l’insolence de vous parler d’amour : je serais parti sur-le-champ, et vous seriez débarrassée de moi depuis longtemps. Pourquoi prendre tant de peine aujourd’hui ? pourquoi quitter votre maison et déplacer toute votre famille, quand vous n’avez qu’un mot à dire pour me renvoyer en Suisse ? Croyez-vous que je veuille m’attacher à vos pas et vous fatiguer de mes poursuites ? Vous avez choisi pour refuge la maison Borel, pensant que c’était le seul lieu du monde où je n’oserais pas vous suivre : eh ! mon Dieu, c’est trop de soin ; restez et vivez en paix ; je pars dans un quart d’heure. Défaites vos malles ; dites à votre mari que vous avez changé d’idée : je vous ai vue ce matin pour la dernière fois de ma vie. Adieu, Madame.

LXVI.

DE FERNANDE À OCTAVE.

Vous vous trompez absolument sur les causes de mon départ et de ma conduite avec vous. J’exige que vous restiez jusqu’à demain, à moins que vous ne vouliez faire deviner à mon mari un secret qui peut compromettre son bonheur et mon repos. Ce soir, à neuf heures, nous partirons, après nous être pressé la main. Allez au grand ormeau, vous trouverez sous la pierre mon dernier billet, mon dernier adieu.


DE FERNANDE À OCTAVE.


(Billet placé sous la pierre de l’ormeau.)

Je pars parce que je vous aime ; vous le dire et résister à vos transports m’eût été impossible. Partir sans vous le dire est également au-dessus de mes forces. Je suis un être faible et souffrant ; je ne puis commander à mon cœur ; j’aime mes devoirs et je veux sincèrement les remplir. Ce que j’entends par mes devoirs, ce ne sont pas les seules lois de la société ; la société châtie sévèrement ceux qui lui désobéissent ; mais Dieu est plus indulgent qu’elle, et il pardonne. Je saurais braver pour vous le ridicule et le blâme qui s’attachent aux fautes d’une femme ; mais ce que je ne puis vous immoler, le sacrifice que vous refuseriez, c’est le bonheur de Jacques. Que n’est-il moins parfait ! que n’a-t-il eu envers moi quelque tort qui m’autorise à disposer de mon honneur et de mon repos comme je l’entendrais ! Mais, quand toute sa conduite est sublime envers moi et envers vous, que pouvons-nous faire ? Nous soumettre, nous fuir, et mourir de chagrin plutôt que d’abuser de sa confiance.

Je ne sais pas quand j’ai commencé à vous aimer. Peut-