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LUCREZIA FLORIANI.

france, se fut-il ranimé au contact de ce cœur maternel, qu’il oublia sa folie et se sentit encore le plus heureux, le plus soumis, le plus confiant des mortels.

Il eût mieux aimé mourir en cet instant que d’outrager sa chère maîtresse par l’aveu d’un soupçon. Il avait sous la main un prétexte bien touchant et bien simple pour lui expliquer son émotion et ses larmes ; ce fut de lui montrer le petit pastel, et la Floriani, attendrie de cette délicatesse de cœur, pressa contre ses lèvres avec enthousiasme les belles mains et les beaux cheveux de son jeune amant. Jamais elle ne s’était sentie si heureuse et si fière d’inspirer un grand amour. Elle ne se doutait guère, la pauvre femme, que, peu de minutes auparavant, elle lui était presque un objet d’horreur.

— Cher ange, lui dit-elle, je n’aurais jamais osé vaincre la répugnance que tu éprouvais à entrer ici. J’avais bien deviné, quoique tu ne m’en eusses jamais parlé, que les bizarreries de mon vieux père ne pouvaient te sembler aimables ; mais, puisque le hasard, ou je ne sais quel instinct de cœur, t’a amené dans ma chaumière natale, et puisque nous sommes seuls, je veux te la montrer en détail. Viens !

Elle le prit par la main, et le conduisit au fond de la pièce où ils se trouvaient, et qui, avec celle où ils entrèrent et une sorte de cellier encombré de vieux meubles brisés et hors de service, dont Menapace ne voulait pas perdre les morceaux, composait tout ce local rustique.

La chambre que la Lucrezia ouvrait au prince était celle qu’elle avait habitée durant son enfance ; c’était une espèce de soupente, éclairée d’une seule lucarne étroite, toute tapissée à l’extérieur de vignes sauvages et de folles clématites. Un grabat, avec une paillasse de roseaux, couverte d’indienne raccommodée en mille endroits, des figurines de saints en plâtre grossièrement coloriées, quelques dessins collés à la muraille et tellement noircis par le temps et l’humidité, qu’on n’y distinguait plus rien, un pavé raboteux et inégal, une chaise, un coffre et une petite table en bois de sapin, tel était l’intérieur misérable où la fille du pêcheur avait passé ses premières années et senti couver en elle les dons de la force et du génie.

— C’est là que mon enfance s’est écoulée, dit-elle au prince, et mon père, soit par esprit de conservation, soit par un reste de tendresse mal étouffée sous ses ressentiments austères, n’y a rien changé, rien dérangé pendant ma longue et dure pérégrination à travers le monde. Voilà mon lit de petite fille, où je me souviens d’avoir dormi, les jambes pliées et douloureuses à mesure que je devenais trop grande pour l’occuper. Voilà, à mon chevet, une branche de buis bénit qui tombe en poussière, et que j’y ai attachée le jour des Rameaux, la veille de mon départ… de ma fuite avec Ranieri ! Voilà le portrait de Joachim Murat, cette grossière statuette de plâtre, qu’un colporteur m’avait vendue pour l’effigie de mon patron saint Antoine, et devant laquelle j’ai fait si longtemps mes prières de la meilleure foi du monde. Tiens, voici encore un dévidoir, des moules et des navettes qui m’ont servi à faire des filets pour les poissons. Ah ! que de mailles j’ai sautées ou rompues, quand ma tête m’emportait loin de ce travail monotone, le seul que mon père me permît, en dehors des soins du ménage ! Comme j’ai souffert du froid, du chaud, des cousins, des scorpions, de la solitude et de l’ennui, dans cette chère petite prison ! comme je l’ai quittée avec joie, et sans même songer à lui dire un adieu, le jour où ma chère marraine me dit : « Tu deviendrais malade ou contrefaite si tu restais dans cette chambre et dans ce lit. Viens demeurer chez moi. Tu n’y seras pas aussi bien que je le voudrais et que tu pourrais l’être, car mon mari, pour être plus riche que ton père, n’est pas moins économe. Mais je veillerai à tes besoins en cachette, je t’apprendrai tout ce que tu as soif d’apprendre, tu me soigneras dans mes souffrances, tu me tiendras compagnie. Tu passeras pour ma servante, car M. Ranieri ne me permettrait pas de te prendre pour amie. Mais nous ne le serons pas moins dans cet échange de services. » Admirable et excellente femme, qui devina mes facultés et me les fit découvrir à moi-même ! Hélas ! c’est elle aussi qui m’a fait cueillir le fruit du bien et du mal à l’arbre de la science !

« Et puis, quand son fils m’aima, et que le vieux Ranieri me chassa de sa maison, je revins habiter encore une fois ma petite chambre misérable, j’avais alors quinze ans. Mon père voulait me forcer à épouser un rustre de ses amis, trop vieux pour moi, dur, laborieux, avide de gain, violent, et bien surnommé Mangiafoco. J’en avais peur. Je me cachais dans les buissons du rivage pour l’éviter ; et quand mon père allait pêcher, la nuit, aux flambeaux, je me barricadais dans cette pauvre soupente, dans la crainte de ce Mangiafoco que je voyais rôder autour de la maison. Mon jeune amant voulait le tuer. Je vivais dans des transes affreuses, car Mangiafoco était capable de l’assassiner le premier.

« Cette existence n’était pas supportable. Quand je suppliais mon père de me protéger contre ce bandit, il me répondait : « Il ne te veut pas de mal, il t’aime à la folie. Épouse-le, il est riche ; ce sera ton bonheur. » Et, quand j’essayais de me révolter, il me reprochait mon amour insensé pour le fils de mes maîtres, et me menaçait de me livrer à la passion brutale de Mangiafoco, qui saurait bien ainsi me forcer à devenir sa femme. Mon père ne l’eût pas fait, je le savais bien, car je l’avais entendu dire à cet homme qu’il le tuerait s’il cherchait seulement à m’effrayer. Mais si mon père était capable de venger ainsi l’honneur de sa famille, il n’avait pas assez de délicatesse pour ne pas essayer de violenter mon penchant par la terreur. En outre, l’ennui me dévorait. Je m’étais fait, auprès de ma bienfaitrice, une douce habitude des occupations de l’intelligence. Le travail fastidieux du filet laissait trop libre carrière à mon imagination. J’étais dévorée du rêve et du désir d’une existence toute contraire à celle qu’on m’imposait. J’acceptai donc les offres longtemps repoussées de Ranieri. Notre amour était chaste encore : il me jurait qu’il le serait toujours, et qu’en le voyant fuir, son père consentirait à notre mariage. Enfin, il m’enleva, et c’est par cette petite fenêtre, qu’à l’aide d’une planche jetée sur l’eau qui en baigne le pied, je me sauvai au milieu de la nuit.

« Eh bien, cette fois, je ne quittai pas ma chaumière avec joie. Outre l’effroi et le remords de la faute que je commettais, j’éprouvais, à me séparer de tous ces vieux meubles, témoins paisibles et muets des jeux de mon enfance et des agitations de ma puberté, un regret incroyable, comme si j’avais la révélation soudaine des chagrins et des malheurs que j’allais chercher, ou bien plutôt par suite de cet attachement que nous contractons pour les lieux mêmes où nous avons le plus souffert. »

La Floriani avait tort de raconter ainsi une partie de sa vie au prince Karol. Elle se plaisait à lui ouvrir son cœur, et, comme il l’écoutait avec émotion, elle croyait accomplir un devoir envers lui et le trouver reconnaissant. Mais il n’avait pas assez de force en ce moment pour recevoir des confidences de ce genre et pour entendre seulement prononcer le nom d’un ancien amant. Il était trop oppressé pour l’interrompre par la moindre réflexion, mais une sueur froide lui venait au front, et son cerveau, s’emparant des images qu’elle lui présentait, en était assiégé de la manière la plus pénible.

Cependant, ce récit était une justification véridique de la Floriani et de cette première faute, source fatale de toutes les autres. Karol sentait qu’il n’avait pas le droit de se refuser à l’écouter, et qu’il y avait, dans ce lieu et dans ce moment, une sorte de solennité qu’il ne pouvait fuir.

— Je n’avais pas besoin d’entendre tout cela, lui dit-il enfin avec effort, pour savoir que vous n’avez jamais obéi à de mauvais instincts. Je vous l’ai dit une fois : ce qui serait mal de la part des autres est légitime pour vous. Une fille qui délaisse son vieux père est coupable ; mais toi, Lucrezia, tu étais peut-être autorisée à te soustraire à sa loi brutale et impie ! Mon Dieu ! j’avais bien raison de ne pouvoir regarder ce vieillard sans un mortel déplaisir !