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Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1853.djvu/99

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LE CHÂTEAU DES DÉSERTES.

labù. Diantre ! il n’a pas l’air d’un freluqnet pourtant.

— Dame ! il peut bien avoir, à cette heure, soixante-douze ans, répondit naïvement madame Peirecote. Aussi il est bien changé ! Et l’on dit qu’il est devenu raisonnable, et que sa fille aînée est rangée, économe ; que c’est surprenant de la part de gens qu’on croyait disposés à tout avaler dans un jour.

— Peste ! c’est l’âge de s’amender, reprit Volabù. Soixante-douze ans ! excusez ! Le jeune homme a dû mettre de l’eau dans son vin.

Les époux Volabù, voyant que j’avais fini de manger, commencèrent à desservir, et je m’approchai du feu, où je retins la mère Peirecote pour la faire encore parler. Je n’aurais pourtant pas su dire pourquoi l’histoire des Balma excitait à ce point ma curiosité.

VIII.

LE SABBAT.

— Et les deux jeunes demoiselles, dis-je à ma vieille hôtesse, vous les connaissez ?

— Non, Monsieur. Je n’ai fait encore que les apercevoir. Il n’y a qu’une quinzaine qu’elles sont ici, et le dernier jeune homme, qui paraît avoir quinze ans tout au plus, est arrivé avant-hier au soir. Ce qui fait dire dans le village que ce n’est peut-être pas le dernier, et qu’on ne sait pas où s’arrêtera la famille de M. le marquis. Chacun dit son mot là-dessus ; il faut bien rire un peu, pour se consoler de ne rien savoir.

— Le nouveau marquis a donc les mêmes habitudes de mystère que l’ancien ?

— C’est à peu près la même chose, c’est même encore pire, puisque, ce qu’il a été et ce qu’il a fait durant tant d’années qu’on ne l’a pas vu, il a sans doute intérêt à le cacher plus encore que feu M. son frère ; mais pourtant ce n’est pas le même homme. On commence à me croire, quand je dis que celui-ci vaut mieux, et on lui rendra justice plus tard. L’autre était sec de cœur comme de corps ; celui-ci est un peu brusque de manières, et n’aime pas non plus les longs discours. Il ne se fie pas au premier venu : on dirait qu’il connaît tous les tours et toutes les ruses de ceux qui quémandent ; mais il s’informe, il consulte ; sa fille aînée le fait avec lui, et les secours arrivent sans bruit à ceux qui ont vraiment besoin. M. le curé a bien remarqué cela, lui qui s’affligeait tant lorsqu’il a vu venir ce prétendu mauvais sujet : il commence à dire que les pauvres gens n’ont pas perdu au change.

— Voilà qui s’explique, madame Peirecote, et l’histoire gagne en moralité ce qu’elle perd en merveilleux. Cela se résume en un vieux proverbe de votre connaissance sans doute : « Les mauvaises têtes font les bons cœurs. »

— Vous avez bien raison, Monsieur, et c’est triste à dire, les trop bonnes têtes font souvent les cœurs mauvais. Qui ne pense qu’à soi n’est bon qu’à soi… Il n’en reste pas moins du merveilleux dans cette maison-là. De tout temps, il s’est passé au château des Désertes des choses que le pauvre monde comme moi ne peut pas comprendre. D’abord, on dit que tous les Balma sont sorciers de père en fils, et l’on me dirait que l’aînée des demoiselles en tient, que cela ne m’étonnerait pas, car elle ne parle pas et n’agit pas comme tout le monde : elle ne va pas du tout vêtue selon son rang, elle ne porte ni plumes à son chapeau ni cachemires, comme les dames riches du pays ; elle a la figure si blanche, qu’on dirait qu’elle est morte. Les deux autres demoiselles sont un peu plus élégantes et paraissent plus gaies ; mais l’aîné des jeunes gens a l’air d’un vrai fou : on l’entend parler tout seul, et on le voit faire des gestes qui font peur. Quant à M. le marquis, tout charitable qu’il est, il a l’air bien malin. Enfin, Monsieur, vous me croirez si vous voulez, mais les domestiques du château ont peur et sont fort aises qu’on les renvoie à sept heures du soir, en leur permettant d’aller faire la veillée et coucher dans le village, où ils ont tous leur famille, car ce marquis n’a amené avec lui aucun serviteur étranger qu’on puisse faire parler. Tous ceux qui sont employés au château sont pris à la journée, parce qu’on a renvoyé tous les anciens. Cela fait que, pendant douze heures de nuit, personne ne peut savoir ce qui se passe dans la maison.

— Et pourquoi suppose-t-on qu’il s’y passe quelque chose ? Peut-être que ces Balma sont tout simplement de grands dormeurs qui craignent le bruit de l’office.

— Oh ! que non, Monsieur ! ils ne dorment pas. Ils s’en vont dans tout le château, montant, descendant, traversant les vieilles galeries, s’arrêtant dans des chambres qui n’ont pas été habitées depuis cent ans peut-être. Ils remuent les meubles, les transportent d’un coin à l’autre, parlent, crient, chantent, rient, pleurent, se disputent…, on dit même qu’ils se battent, car ils font là-dedans un sabbat désordonné.

— Comment sait-on tout cela, puisqu’ils renvoient tout le monde de si bonne heure ?

— Oui, et ils s’enferment, ils barricadent tout, portes et contrevents, après avoir fait la ronde pour s’assurer qu’on ne les espionne pas. Le fils du jardinier, qui s’était caché dans une armoire par curiosité, a manqué être jeté par les fenêtres, et il a eu une si grosse peur, qu’il en a été malade, car il prétend que ces messieurs et ces demoiselles, et même M. le marquis, étaient tous habillés en diables, et que cela faisait dresser les cheveux sur la tête de les voir ainsi, et de leur entendre dire des choses qui ne ressemblaient à rien.

— À la bonne heure, madame Peirecote ! voici qui commence à m’intéresser ! Les vieux châteaux où il ne se passe pas des choses diaboliques ne sont bons à rien.

— Vous riez, Monsieur ; vous ne croyez pas à cela ? Eh bien ! si je vous disais que j’ai été écouter le plus près possible avec ma fille, et que j’ai vu quelque chose ?

— Bien ! voyons, contez-moi cela.

— Nous avons vu à travers les fentes d’un vieux contrevent qui ne ferme pas aussi bien que les autres, et qui donne ouverture à l’ancienne salle des gardes du château, des lumières passer et repasser si vite, qu’on eût dit que des diables seuls pouvaient les faire courir ainsi sans les éteindre. Et puis, nous avons entendu le bruit du tonnerre et le vent siffler dans le château, quoiqu’il fît une belle nuit de gelée bien tranquille comme ce soir. Un grand cri est venu jusqu’à nous, comme si l’on tuait quelqu’un, et nous n’avions pas une goutte de sang dans les veines. C’était la semaine dernière, Monsieur ! Nous nous sommes sauvées, ma fille et moi, parce que nous ne doutions pas qu’un crime n’eût été commis, et nous ne voulions pas être appelées comme témoins : cela fait toujours du tort à de pauvres gens comme nous de témoigner contre les riches ; on s’en aperçoit plus tard. Si bien que nous n’avons pu fermer l’œil de toute la nuit ; mais le lendemain tout le monde se portait bien dans le château : les demoiselles riaient et chantaient dans le jardin comme à l’ordinaire, et M. le marquis a été à la messe, car c’était un dimanche. Seulement les domestiques nous ont dit qu’ils avaient brûlé dans la nuit plus de cinquante bougies, et que tout le souper avait été mangé jusqu’au dernier os.

— Ah ! il me paraît qu’ils fêtent joyeusement le diable ?

— Tous les soirs, un bon souper de viandes froides, avec des gâteaux, des confitures et des vins fins, leur est servi dans la salle à manger, en même temps qu’on dessert leur dîner. On ne sait pas à quelle heure ni avec quels convives ils le mangent ; mais ils ont affaire à des esprits qui ne se nourrissent pas de fumée. Le matin, on trouve les fauteuils rangés en cercle autour de la cheminée du grand salon, et dans tout le reste de la maison il n’y a pas trace du remue-ménage de la nuit. Seulement, il y a toute une partie du château, celle qu’on n’habite plus depuis longtemps, qui est fermée et cadenassée de façon à ce que personne ne puisse y mettre le bout du nez. Ils ont, au reste, fort peu de domestiques pour une si