Page:Sand - Adriani.djvu/74

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que, la veille au soir, j’avais entendu chanter de loin par la désolée, et qui a besoin de son accompagnement pour être complet. Je le chantai d’abord à demi-voix, par instinct de discrétion ; mais je le répétai plus haut, et, la troisième fois, j’oubliai que je n’étais pas chez moi et je donnai toute ma voix, satisfait de m’entendre dans un local nu et sonore, et de reconnaître que le repos de mon voyage m’avait fait grand bien.

Cette expérience faite, j’oubliai ma petite individualité pour savourer la jouissance que ce court et complet chef-d’œuvre doit procurer, même après mille redites et mille auditions, à un artiste encore jeune. Je ne sais pas si les vieux praticiens se blasent sur leur émotion, ou si elle leur devient tellement personnelle, qu’ils exploitent avec un égal plaisir une drogue ou une perle, pourvu qu’ils l’exploitent bien. Tu m’as dit souvent, mon ami, que, devant un Rubens, tu ne te souvenais plus que tu avais été peintre, et que tu contemplais sans pouvoir analyser. Oui, oui, tu as raison. On est heureux de ne pas se rappeler si on est quelqu’un ou quelque chose, et je crois qu’on ne devient réellement quelque chose ou quelqu’un qu’après s’être fondu et comme consumé dans l’adoration pour les maîtres.

Je ne sais pas comment je chantai pour la quatrième fois, ce couplet. Je dus le chanter très-bien, car ce n’était plus moi que j’écoutais, mais le gondolier mélan-