Aller au contenu

Page:Sand - Correspondance 1812-1876, 2.djvu/143

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
140
CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND

l’ont fait exprès, mais je n’ai jamais entendu chanter plus faux. Chopin s’est dévoué à jouer de l’orgue à l’élévation ; quel orgue ! un instrument faux, criard, n’ayant de souffle que pour détonner. Pourtant votre petit en a tiré tout le parti possible ! Il a pris les jeux les moins aigres et il a joué les Astres, non pas d’un ton exalté et glorieux comme faisait Nourrit, mais d’un ton plaintif et doux, comme l’écho lointain d’un autre monde. Nous étions là deux ou trois tout au plus qui avons vivement senti cela et dont les yeux se sont remplis de larmes.

Le reste de l’auditoire, qui s’était porté là en masse et avait poussé la curiosité jusqu’à payer cinquante centimes la chaise (prix inouï pour Marseille !), a été fort désappointé ; car on s’attendait à ce que Chopin fît un vacarme à tout renverser et brisât pour le moins deux ou trois jeux d’orgue. On s’attendait aussi à me voir, en grande tenue, au beau milieu du chœur ; que sais-je ? On ne m’a point vue du tout ; j’étais cachée dans l’orgue, et j’apercevais, à travers la balustrade, le cercueil de ce pauvre Nourrit. Vous souvenez-vous comme je l’embrassai de grand cœur chez Viardot, la dernière fois que nous le vîmes ? Qui pouvait s’attendre à le retrouver sous un drap noir, entre des cierges ?

J’ai passé cette journée bien tristement, je vous assure. La vue de sa femme et de ses enfants m’a fait encore plus de mal. J’avais le cœur si gros et je craignais tant de pleurer devant elle, que je ne pouvais lui dire un mot.